Contre le projet de démolition Macron, imposer une nouvelle innovation sociale et démocratique. Une analyse de Frédéric Boccara.

Quand Edouard Philippe vient nous présenter au CESE (Conseil économique, social et environnemental) le projet de (contre)-réforme des retraites de son gouvernement, en application des engagements d’E. Macron, il utilise une méthode et deux arguments, tous trois éclairants.

La méthode : Il s’adresse aux forces vives de la nation, la « société civile organisée – toutes les organisations syndicales, les associations, le monde de l’environnement et de l’écologie, le patronat, les différents courants de pensée, le monde de l’agriculture, de l’ESS, de la mutualité, etc. – mais il ne permet pas le débat, ni l’échange. C’est très significatif et grave.

Le premier argument, l’affolement démographique. Nous serions bien trop peu d’actifs par rapport aux retraités : 4 pour 1 en 1960, 2 pour 1 en 2000 et 1,5 pour 1 d’ici 2040, selon les projections. Mais il masque une chose majeure, c’est que les richesses créées par actif ont énormément augmenté : en 2000 on produit 4 fois plus qu’en 1960, en 2040 on produira 1,6 à 2 fois plus qu’en 2000 (selon des projections très raisonnables).

C’est dire que l’enjeu, c’est la production de richesses ! Mais alors pourquoi « ils » sont obsédés par cette réforme ? Parce qu’il est de moins en moins possible de concilier gains pour le capital et développement du système de retraite. Il faut choisir. Et « eux » ont choisi le capital. Leur système est construit pour appauvrir et diminuer les pensions, ouvrant largement la place à la capitalisation. Il ouvre la voie à bien plus que 42 systèmes spéciaux… de capitalisation, par entreprise, secteur ou profession, comme on l’observe là où un système similaire a été mis en place. L’inégalité au carré ! Il ouvre la voie à un cumul retraites/travail, à un recul de l’âge réel de cessation d’activité !

Cela nous montre le chemin : la création de richesses et la lutte contre le capital sont les deux enjeux majeurs pour un système de retraites à la hauteur des défis du XXIe siècle ! Cela tombe bien, car ce sont les deux leviers des propositions de financement de notre contre-projet : taxer les revenus financiers du capital des entreprises et favoriser l’élargissement de la masse salariale et de l’emploi pour les recettes et la croissance saine, en taxant plus fortement les entreprises qui suppriment des emplois, les autres étant taxées au taux normal.

Agir sur les entreprises pour une autre croissance est l’enjeu politique majeur de la bataille sur les retraites. Comme d’ailleurs de la bataille écologique ou industrielle !

Le deuxième argument d’E. Philippe : « Nous prenons notre temps, ne vous en faites pas. Nous trouverons des aménagements équitables, voire justes, pour les régimes spéciaux, et pour les fonctionnaires (soignants et enseignants, notamment). » C’est une arnaque pour endormir les mobilisations. En réalité, il veut prendre la décision de principe le plus vite possible. Quitte à ensuite prendre le temps pour la mise en musique !

Enfin, est intervenue la mise en scène d’E. Macron : « Âge ou durée de cotisation » ? Traduction : voulez-vous être mangés frits ou bouillis ? Dans les deux cas, il s’agirait de consacrer moins aux retraites ! « Travailler plus longtemps », répète-t-il systématiquement. Et d’ailleurs, la « clé de voute » du système, c’est que la part du PIB consacrée aux retraites resterait plafonnée à 14 % du PIB… que le nombre de retraités s’accroît ! Et en cas de récession, on aurait une diminution franche des pensions. C’est cela ce que permet leur système par point : piloter d’en haut la part des richesses créées consacrée aux retraites.

Ils avancent masqués car les Français ont compris qu’on veut les arnaquer : 64 % des gens ne pensent pas que la réforme permettra de maintenir un système des retraites solidaires (sondage Les Echos, juillet 2019).

Alors il faut entamer une campagne d’explications et de mise en débat de nos propositions.

Le système prétendument juste et simple présenté par J.-P. Delevoye est une entreprise de démolition au service du grand capital financier et de ses intérêts dont E. Macron est un représentant patenté.

Il ne permettra pas plus de clarté, ni plus de justice, ni l’équilibre financier du système sur longue période, et encore moins d’équité, sauf à interpréter la généralisation d’une pension médiocre comme un progrès vers l’équité. Il ne répond pas aux défis humains et économiques de notre temps. Nous nous y opposons et proposons une autre réforme de progrès social, avec un volet financier, un volet démocratique, une unification de progrès des régimes, une simplification et le respect des principes de solidarité intergénérationnelle et interprofessionnelle, des prestations connues, une réelle transparence. Un système responsabilisant les entreprises pour une tout autre croissance et activité, car les pensions sont financées par un prélèvement sur les richesses créées.

Il s’agit de faire connaître nos propositions, mener le débat avec les forces sociales, les travailleurs et tous les citoyens. Employons-nous en même temps à construire un front unifié contre ces projets du gouvernement. Participons à toute initiative permettant d’avancer en ce sens.

La clé de voûte du système Macron-Delevoye ? Tout ramener à un seul paramètre : la valeur du point, qui sera imprévisible car elle variera et sera déterminée chaque année par un aréopage technocratique, de façon à imposer que les dépenses pour les retraites par répartition se limitent à 14 % du PIB, voire moins. Il s’agit de rassurer le grand capital, les « investisseurs financiers internationaux » et de les nourrir. Le niveau de pension, en revanche, restera indéfini, avant de liquider ses droits, de même que l’âge de cessation effective du travail.

Nous dénonçons une réforme au service de la rapacité du grand capital (actionnaires, fonds d’investissement, fonds de pension, grandes banques…). Se sentant menacé par la crise qui vient, il veut protéger à tout prix ses profits égoïstes, quitte à faire plonger tout le monde et la planète avec.

La réalité, c’est que l’immense majorité des travailleurs, salariés ou indépendants, du public ou du privé, travaillera plus longtemps et touchera des pensions réduites. L’hypocrisie du projet d’E. Macron consiste à faire croire que l’âge légal de départ à la retraite n’est pas remis en cause, alors qu’il crée les conditions d’être obligé de continuer à travailler, voire à cumuler pension et travail. Ces gens-là jouent sur les mots et jouent avec la vie des gens : que vaut un âge-pivot si on est obligé de continuer à travailler jusqu’à 70 ans ? C’est un hold-up sur les années meilleures années de vie à la retraite, doublé d’un hold-up sur les richesses créées par les travailleurs. Dans tous les pays où ces systèmes par points ont été instaurés, cela s’est soldé par des régressions sociales de grande ampleur, voire des défaillances du système lui-même (âge moyen de départ à 66 ans en Suède, niveau de vie des plus 65 ans inférieur de 15 % à celui de l’ensemble de la population alors qu’il est le même en France, pensions équivalentes à 53 % du salaire de fin de carrière). 

Outre cela, la pension sera calculée sur les salaires tout au long de la durée d’activité, ce qui débouchera nécessairement sur leur diminution. C’est « ceinture et bretelle » pour le capital et ses profits.

La réalité, c’est une complexité encore plus grande avec un système par points bourré d’exceptions avec des points supplémentaires, parfois des points « bonifiés », d’autre fois des points en moins, voire des malus, etc.

Les préconisations de Jean-Paul Delevoye inventent une répartition sans solidarité avec un système qui, tout au long de la retraite, reproduit et amplifie toutes les inégalités de carrière et n’offre aucune visibilité sur le niveau des futurs droits par rapport au salaire. La pension pourra diminuer d’une année sur l’autre en fonction des évolutions économiques et démographiques.

Dénonçons ce projet et éclairons sur sa logique.

Nous avançons des propositions cohérentes pour une réforme alternative, dont notre système a tant besoin. Elles permettraient de dégager d’ici 5 ans entre 70 et 90 milliards d’euros supplémentaires, d’assurer la possibilité de partir effectivement à partir de 60 ans, avec une pension digne, tout en ayant la liberté de continuer de partir plus tard si on le souhaite. D’un système plus unifié.

La logique de la bataille sur les retraites ? Un combat majeur de toute la société face au capital financier, d’une part sur la répartition des richesses, d’autre part sur l’utilisation des richesses par les entreprises : nourrir le capital et les profits égoïstes ou développer avec l’ensemble des richesses une production visant à libérer du temps de vie épanoui et en bonne santé, au-delà du travail ?

Pour cela, les défis majeurs du chômage (y compris le sous-emploi), de la financiarisation et de l’irresponsabilité des grandes entreprises et groupes multinationaux doivent être relevés. Ce sont ceux d’une tout autre production, d’un tout autre développement visant un but social et écologique en même temps qu’une production de richesses. Nous sommes face à un véritable enjeu de société et de civilisation. 

Nos propositions visent à entrer dans une dynamique de progrès pour emmener toutes les entreprises vers une autre logique. D’abord le financement : il faut augmenter la masse de cotisations, de façon juste et efficace. Premièrement, il faut mettre à contribution les revenus financiers des entreprises et des banques. Taxés à 10 % cela apporterait plus de 30 Md€ au nouveau système. Deuxièmement, pour pousser l’assiette salaires et la base emploi de financement du système de retraites, il faut pénaliser les entreprises qui diminuent l’emploi et la masse salariale, en leur imposant un taux de cotisations plus élevé. Cela favorisera les entreprises s’engageant dans une autre logique, car elles supporteraient un taux normal sur une assiette élargie. Il faut en outre une réorientation du crédit bancaire aux entreprises et de la politique monétaire.

Ainsi, à l’opposé du statu quo, les communistes proposent une réforme de progrès social, pour un nouvel âge du système de retraites. Ce qui a été possible à la Libération, sous l’impulsion d’Ambroise Croizat, demande aujourd’hui une nouvelle innovation sociale et démocratique. 

La démocratie est d’ailleurs la grande absente de la concertation qu’a menée le gouvernement. Elle semble bien être la grande absente des décisions à prendre. Et c’est l’absente quasi-certaine du nouveau système où un conseil technocratique décidera du principal (le point, sa valeur), poursuivant la ligne constante depuis 1967 (interrompue transitoirement en 1982) de dessaisir les intéressés de la gestion du système. Récusons aussi l’illusion d’un système par points « sympa » et prétendu équitable, comme le prône la CFDT, ou comme l’a longtemps prôné Th. Piketty.

Enfin, à l’opposé des projets ultra-marchandisés, individualistes et inégalitaires, il s’agit d’ouvrir le chantier du développement d’un véritable service public du troisième et du quatrième âge.

***

Les mois à venir permettront d’engager une bataille politique et idéologique sur les richesses créées et leur répartition. Notre système actuel de retraites est déstabilisé, rendu plus inégalitaire, cloisonné, non démocratique et de moins en moins lisible par les attaques successives depuis le début des années 1990. Nous voulons engager un grand débat national sur le système de retraites avec nos propositions pour une tout autre réforme. Les organisations progressistes doivent débattre pour chercher à converger sur une réforme cohérente, au niveau des défis actuels. C’est l’appel que nous avons lancé, par la voix de Fabien Roussel, tant à notre université d’été qu’à la Fête de l’Humanité.

Frédéric Boccara, membre du CEN