La concurrence ne peut émanciper l’Europe des GAFAM

En 2000, les institutions européennes avaient adopté la stratégie de Lisbonne dont l’objectif visait à faire de l’Union européenne (UE) « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde, capable d’une croissance économique durable, accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et d’une plus grande cohésion sociale » (sic) qui déboucha sur l’adoption la même année d’une directive sur l’économie numérique. À l’époque les GAFAM n’existaient pas ou étaient balbutiants.

Depuis lors l’UE, confiante dans les vertus intrinsèques de la concurrence libre et non faussée, n’a rien fait pour réaliser son objectif et est donc devenue une colonie numérique des GAFAM et un terminal des routes de la soie chinoises.

Aujourd’hui, après vingt ans de laisser-faire, deux commissaires européens, Margrethe Vestager (1) et Thierry Breton (2) prétendent rectifier le tir avec deux nouveaux règlements : le « Digital services act » (DSA) et le « Digital Markets act » (DMA).

Ces deux règlements prétendent comme les lois étatsuniennes à un caractère d’extra territorialité. À partir du moment où une entreprise, quel que soit son pays d’origine, déploierait des services numériques sur le territoire de l’UE, elle serait astreinte à respecter ces textes européens.

Jusqu’à maintenant pour la législation européenne, il y avait une stricte distinction qu’entre deux catégories d’acteurs sur Internet : les éditeurs qui sont responsables de tous les contenus publiés et les hébergeurs qui ne sont contraints qu’à retirer promptement les contenus explicitement illicites. Avec le DSA on distingue quatre types d’intermédiaires en plus des éditeurs : les fournisseurs d’accès (Orange, Free par exemple), les hébergeurs (Wordpress par exemple), les plateformes de plus de 45 millions d’utilisateurs en Europe (Facebook, Youtube, Twitter par exemple). Cette dernière catégorie qui vise spécifiquement les GAFAM sera tenue d’évaluer annuellement les risques qu’elle pose pour les droits fondamentaux et la sécurité de ses utilisateurs et d’informer les autorités compétentes sur les mesures prises pour les atténuer.

Si le DSA a intérêt de distinguer les grosses plateformes tels Facebook, Youtube et Twitter des autres et de rappeler l’interdiction de toute surveillance généralisée des contenus en ligne, il ne remet pas en cause le pouvoir exorbitant de censure qu’elles se sont arrogées avec souvent la complicité ou la démission des États membre de l’UE.

Le DSA et le DMA sont très faibles sur les obligations d’interopérabilité des plateformes. Or justement une interopérabilité forte permettrait aux internautes de ne plus être prisonniers d’une plateforme. En effet, aujourd’hui, lorsque que l’on a tout son réseau social sur une plateforme, la quitter pour une autre signifie se couper de ses relations en ne pouvant plus communiquer avec elles. Ainsi la Commission européenne se prive de ce qui pourrait être une arme fatale à la domination des GAFAM. Cependant, avec le DMA la Commission européenne se donner des pouvoirs d’enquête pour limiter les pratiques des grandes plateformes visant à rendre captifs de leurs services leurs utilisateurs.

À cette fin, le DMA veut interdire la mutualisation des données entre différentes applications d’une entreprise sans le consentement explicite de l’internaute. C’est-à-dire tout le contraire de ce qui se passe entre aujourd’hui sur Facebook et Wahtsapp, où les utilisateurs de ces services sont mis devant le fait accompli de devoir partager leurs données. Il entend interdire le blocage de l’accès à une plateforme à une entreprise qui ne serait pas inscrite sur cette plateforme ou qui offrirait des services concurrents à celle-ci. De même, le DMA exigerait une transparence sur les tarifs et les prestations publicitaires.

Le DMA vise essentiellement à limiter les abus de positions dominantes et de pratiques anticoncurrentiels des GAFAM par une amende pouvant théoriquement aller jusqu’à 6 % du chiffre d’affaires. Par contre, le DMA comme le DSA sont presque muets sur le droit à auditer les algorithmes, probablement pour protéger le sacrosaint secret des affaires.

En étant accrochée, comme une moule sur son rocher, à son mantra de la concurrence libre et non faussée, la Commission européenne croit contenir le pouvoir des GAFAM en agitant très mollement le spectre de l’arme du démantèlement des monopoles.

Mais même cette faible ambition de régulation reste intolérable pour les GAFAM qui entendent tout faire pour torpiller le DMA et le DSA, y compris en faisant intervenir les États-Unis, comme le montre le document interne à Google intitulé « plan de sabotage du DSA en 60 jours ».

Tout ceci montre que la réponse au problème n’est pas de réguler à la marge par la concurrence les GAFAM ou même de démanteler leur position monopolistique alors qu’ils ont acquis un pouvoir supérieur à l’Union européenne et ses États membres. On ne peut non plus se limiter à construire des « Airbus » du numérique qui iraient faire concurrence aux GAFAM étatsuniens et aux BATX (3) chinois. Il ne s’agit pas non plus de copier ce qu’ont fait les États-Unis dans les années 70-90 et dont les startups n’ont été qu’un élément qui ne doit pas cacher le rôle décisif de l’industrie, des universités et le soutien massif de l’État.

La question doit être de bâtir en Europe et en France une société de l’information et de la connaissance répondant aux besoins de développement humain du continent et qui soit une alternative civilisationnelle à la vision du monde portée par les GAFAM. Une telle ambition politique et culturelle ne peut se réaliser que par la mobilisation, la participation et l’intervention citoyenne dans tous les secteurs de la société : éducation, recherche, culture, médias, services publics, industries, banques. Ce qui demande d’investir des moyens humains, matériels et financiers à la hauteur à ce qu’ont fait les États-Unis et la Chine, et de s’appuyer sur des outils comme les communautés de développement de logiciels et matériels libres, les réseaux de tiers lieux et bien sûr les structures de services publics, afin de construire un nouveau modèle de production. Pour cela, l’Europe et la France ont besoin de filières industrielles intégrées autour du numérique, des télécoms, des données et des contenus.

Réaliser cela serait un beau projet unificateur et collectif pour l’ensemble des peuples d’Europe. 

Yann Le Pollotec

membre du CN, responsable de la Commission révolution numérique

 

1. Commissaire à la Concurrence.

2. Commissaire au marché intérieur, à l’industrie et au numérique.

3. Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi.