La situation en Algérie - note CRI du 13 avril 2019

Le Moyen-Orient et le Maghreb sont les régions qui apparaissent comme les plus autoritaires et où la démocratie est encore peu fixée. On assiste depuis plusieurs années maintenant à une remise en cause de l'assignation autoritaire.

Les révoltes de 2009 en Iran, les printemps arabes jusqu'aux révolutions algériennes ou soudanaises ont emporté plusieurs pouvoirs et en ont fragilisé d'autres. Leur traitement occupe un spectre de coercition large entre d'apparentes concessions et des traitements militaires massifs.

Ce tableau ne doit pas nous aveugler sur la permanence d'un socle démocratique plus ou moins organisé et incandescent dans chacun de ces pays car le désir démocratique est très grand.

Rien ne nous autoriserait à faire l'éloge funèbre de ces soulèvements tant les processus d'affirmation démocratique sont longs, diversifiés et contradictoires. La demande de dignité, la fin de la corruption, le desserrement de l'étreinte politique est au coeur de toutes ces révoltes en dépit des reprises en main autoritaires et de la brutalité politique redoublée.

Je souhaiterai revenir ici sur le mouvement révolutionnaire algérien car, depuis le 22 février, l'Histoire s'est accélérée surprenant nombre d'observateurs.

 

Naissance d'un mouvement révolutionnaire

L'élément déclencheur de ce soulèvement a été l'annonce de la candidature du président sortant pour un nouveau mandat. Âgé et malade, il ne s'est pas exprimé devant la Nation depuis 2013. Cette situation et sa longévité politique cristallisent la colère, la lassitude et un profond sentiment d'humiliation à l'origine d'un immobilisme qui paralyse et étouffe le pays. Ce contexte a scellé la rupture entre le sommet de l’État et la société qui rejette ce pouvoir anachronique.

L'arrogance du pouvoir a été un autre facteur déclencheur. Le pouvoir tenait l'appareil d'Etat et il a eu l'illusion de contrôler la société.

Des rassemblements historiques, mobilisant plusieurs millions de personnes ont sidéré le pouvoir. Ce qui est advenu etait pour eux impensable. Ces rassemblements innovants et joyeux touchent l'ensemble du pays, se déroulent pacifiquement et dans la dignité. Cette autodiscipline se distingue de la brutalité passée de ce pouvoir. La jeunesse, les femmes sont au premier rang, rejoints par des pans entiers de la société qui investissent l'espace public. La recherche de l'unité balaie pour l'instant les clivages confessionnels, linguistiques et régionaux.

Comme dans les printemps arabes, la question politique est centrale avec les exigences de démocratie, de rejet du système et du démembrement du régime.

Les manifestants ont vaincu la peur et ont déjoué le scénario du chaos brandi par le pouvoir. Peu de slogans évoquent directement la situation économique et sociale.

Pour autant, les facteurs économiques et sociaux sont déterminants dans la crise actuelle:

- L'Algérie est un pays qui appartient à la catégorie des pays intermédiaires fragiles.

- Il s'agit d'un pays rentier. Le pays est dépendant pour 1/3 de son PIB des hydrocarbures et donc soumis à la forte volatilité des marchés. Ce pays s'est aussi profondément désindustrialisé. L'économie se polarise sur quelques secteurs et notamment celui des importations qui est hypertrophié et avec une faible activité de transformation. Ces entreprises sont fortement liées au pouvoir contribuant à enrichir une oligarchie corrompue et engraissée par les marchés publics et les privatisations.

- Dans ce pays, la croissance peut être forte mais elle n'est pas inclusive et ne concerne qu'une minorité de personnes.

- Le niveau de productivité est très faible et le taux de participation au marché du travail est l'un des plus bas du monde : 40% pour les 15-60 ans et 20% pour les femmes.

Tant que les prix du pétrole étaient élevés, l'Algérie a redistribué la rente mais de manière clientéliste. Elle s'en est aussi servie pour réaliser des investissements favorisant la paix sociale et la pérennité du régime. La crise de 2008 et la chute des prix du pétrole ont changé la donne creusant les inégalités sociales et régionales même si la situation économique est bien meilleure qu'au début des années 90 distinguant en cela l'Algérie du Venezuela.

Désormais l'économie stagne et la crise fait rage. La population s'insurge depuis plusieurs années contre la corruption, le pillage des ressources naturelles et les connivences que le régime entretient avec la finance internationale prédatrice.

Parallèlement, les politiques d'austérité, sur injonction des institutions financières internationales, accentuent le chômage, l'inflation, la dévaluation du dinar, la stagnation des salaires, les privatisations, la destruction de la protection sociale et des services publics.

Si bien que la jeunesse, très nombreuse, encore plus nombreuse après un rebond démographique, est acculée au chômage, aux emplois informels ou privée du droit au départ alors qu'elle est de plus en plus éduquée.

Pour terminer ce tableau, le peuple algérien a longtemps été écarté du pouvoir. Bouteflika détenait tous les leviers du pays. Il était entouré d'oligarches, de cercles mafieux qui profitaient de la situation tout en bénéficiant du soutien de l'armée et de l'administration.

Il y avait un profond sentiment d'injustice mâté par un régime sécuritaire et une répression des libertés publiques.

Le système Bouteflika n'est plus capable de mobiliser la société autour d'un projet national.

 

Aiguisement des contradictions

Les réactions du pouvoir

Le pouvoir a pourtant usé de toutes les manœuvres afin de délégitimer ce soulèvement.

Le premier ministre n'a pas manqué de jouer le scénario du chaos syrien ou libyen. Il a instrumentalisé la crainte des Algériens de revivre l'expérience des années 90 durant laquelle la menace islamiste a déclenché une terrible guerre civile. Rien n'y a fait, les Algériens ont surmonté la peur et la crainte islamiste. Les autorités étaient persuadées que le spectre de la guerre civile empêcherait la population de bouger. Il y a donc eu une improvisation confondante dans les cercles du pouvoir.

Devant l'ampleur des manifestations, le pouvoir a semblé dans un premier temps lâcher du lest en évoquant des élections anticipées et une nouvelle constitution. De toute évidence, ces promesses, perçues comme démagogiques, n'ont pas convaicu la rue. Les différents clans du pouvoir, qui ne se sont pas mis d'accord sur une succession ont tenté de gagner du temps pour mettre en place une évolution du système et non pas sa disparition. Ces manœuvres sont apparues en décalage complet avec la volonté populaire qui exigeait une réelle transition démocratique ainsi que des réformes structurelles.

Comme dans tous les régimes autoritaires, le pouvoir a réagi trop peu ou trop tard tandis que le mouvement de protestation est toujours en avance et rend caduques les propositions du pouvoir.

Sous la pression, Bouteflika a été contraint à la démission le 2 avril. L'état-major qui est intervenu n'a pas eu le choix, le peuple lui a dicté sa conduite. C'est dans la population un immense sentiment de fierté car elle a fait exploser l'immobilisme politique et institutionnel.

Le rôle de l'armée

Elle est au pouvoir depuis 1962 et fait en sorte que rien ne puisse se produire sans elle. Le général Salah apparaît comme l'homme fort du pays.

Les Algériens ont confiance dans leur armée mais ils ne se sentent pas proches de la hiérarchie. La force de l'armée repose sur un consensus politico-militaire hérité de la guerre d'indépendance. Elle joue un grand rôle dans la lutte antiterroriste et n'entend pas se couper du peuple comme en 1988.

Son rôle sera donc essentiel dans la transition et il est illusoire d'envisager son retrait de la sphère politique.

Le pouvoir ne lâchera rien

Après la désignation d'Abdelkader Bensalah à la Présidence de la République, la rue algérienne continue à être en ébullition car la crainte est grande de voir les tenants de ce système honni s'accrocher au pouvoir. Rien ne peu être exclu. Les violences et les interpellations contre les étudiants, les lycéens et les syndicalistes qui manifestaient hier et aujourd'hui nous alarment.

L'armée a décidé que l'évolution de la situation se déroulerait dans le cadre institutionnel actuel et a fixé l'élection présidentielle au 4 juillet. Il ne faut donc pas sous-estimer la capacité de rebonds du pouvoir actuel qui entend gérer la transition à son profit et la dévoyer.

On le voit, les contradictions politiques ne sont nullement parvenues à leur terme mais la démission de Bouteflika ouvre une nouvelle séquence.

La situation de l'opposition démocratique

Les répressions successives ont détruit ou marginalisé les oppositions. Certaines ont été digéré par le pouvoir jetant le discrédit sur ces formations. Il y a donc une méfiance vis à vis des formes de représentations.

Pour l'instant ce mouvement est sans leader et sans structuration et en aucune manière le dégagisme ne constitue une offre politique.

La lutte du peuple algérien fait preuve d'une grande lucidité et d'une grande maturité. Le rôle des réseaux sociaux a été considérable mais les Algériens ont aussi observé avec beaucoup d'attention les expériences dans les autres pays arabes, tirant les enseignements des acquis et des échecs. La situation tunisienne a particulièrement requis leur attention.

Ce mouvement porte des revendications politiques et sociales ambitieuses et tente de frayer, de manière novatrice, un chemin pour dépasser la fausse alternative entre le statu-quo et la menace islamiste. Il a conscience que la transition sera longue.

La victoire du 2 avril rend inévitable la question de la représentation.Des personnalités émergent : Mustapha Bouchachi ou Karim Tabboou (FFS).

Le peuple a aussi conscience que conduire la transition dans le cadre institutionnel présent peut conduire à une impasse. Il milite pour des institutions de transition à même de réformer le pays. L'idée d'une Constituante s'affirme. Le présidentialisme ne fait plus consensus.

La détermination est intacte, les revendications s'élargissent avec la demande de départ du chef d'état-major, le général Salah.

Les islamistes

Pour l'instant aucune manifestation ne renvoie à la religion même si des imams ont manifesté voici quelques jours. Les algériens sont clivés sur le plan sociétal. Une majorité est tout de même conservatrice sur la place du religieux mais ils se méfient des islamistes en raison de la terreur des années 90 et de leur compromission avec le pouvoir.

Un carré féministe a été pris à partie le 5 avril à Alger.

Les formations islamistes existent et elles feront partie de la transition.

La soif de justice est brûlante en Algérie, au Maghreb et dans tout le Moyen-Orient. Un abîme sépare la jeunesse de dirigeants usés et sans projets soumis aux forces de l'argent.

Les mouvements sociaux sont des instants de grâce. Ils ne font pas disparaître les contradictions. Le problème n'est pas qu'elles resurgissent en Algérie comme ailleurs mais la manière dont elles seront gérées.

Pascal Torre
responsable-adjoint du secteur International
chargé du Maghreb et Proche-Orient