Le complotisme ou l’art de dévoyer, discréditer et dépolitiser les colères populaires

Les théories du complot et leurs instrumentalisations ne sont pas nouvelles dans l’Histoire : de l’empoisonnement des puits par les juifs pour provoquer la Peste noire aux armes de destruction massive de l’Irak, en passant par le complot judéo-maçonnique à l’origine de la Révolution française ou le « protocole des sages de Sion » fabriqué par l’Okhrana (1) et exploité par la propagande nazie.

 

Le complotisme n’est donc pas apparu avec les réseaux et médias sociaux, mais ces nouveaux moyens de communication ont permis de démocratiser la création de théories du complot et d’en accélérer la diffusion.

Les théories du complot véhiculent une vision de l’histoire radicalement antimarxiste, car tout événement devient la réalisation de desseins secrets d’oligarchies aux pouvoirs occultes considérables et non le résultat du mouvement des sociétés, des peuples, de la lutte des classes ou de phénomènes naturels (tremblement de terre, raz de marée, épidémie, climat). Exit les classes sociales, la bourgeoisie, le capitalisme, les rapports de production et de domination, les aliénations…

Contrairement à ce qu’affirment certaines officines (2) prétendument expertes en lutte contre le conspirationnisme, la croyance en une théorie du complot n’est l’apanage ni d’une classe sociale, ni d’une génération, ni d’un niveau scolaire, ni d’un environnement culturel. Par contre, les déterminants de l’être social d’une personne feront sa sensibilité à telle ou telle théorie du complot : les publics cibles du « complot du 11 septembre » ne sont pas les mêmes que ceux du « Pacte de Marrakech », ou de « l’assassinat de Lady D », ou des chemtrails, ou encore de la « théorie du genre »... Cependant, le complotisme prospère particulièrement bien dans l’univers culturel, médiatique et politique de la réaction, du populisme, de l’antisémitisme et de l’extrême droite.

La force d’une théorie du complot est de jouer sur les a priori, les phobies, les peurs, les haines, les biais cognitifs de confirmation et de raisonnement de chacun. On soumet le réel au lit de Procuste en pratiquant ce que les Anglo-Saxons appellent le « cherry-pick », c’est-à-dire en ne retenant uniquement les faits ou les données qui soutiennent la thèse du complot, en délaissant ou cachant ceux qui la contredisent.

Le complotisme acquièrt une audience forte lors de période historique charnière où le groupe social au pouvoir est en crise et n’a plus les moyens de son « hégémonie culturelle » sur la société et où les forces qui le contestent ne sont pas encore en capacité d’incarner une alternative politique. Faute de politisation des enjeux, ces moments où la société doute d’elle-même et de son avenir sont propices aux récits confusionnistes et apocalyptiques – au sens premier du terme, c’est-à-dire révélation.

Le complotisme est instrumentalisé pour dévoyer les colères populaires, les détourner, les dépolitiser et les discréditer. On l’a vu lors du mouvement des gilets jaunes et on le revoit aujourd’hui avec la pandémie de la Covid-19 avec notamment le « documentaire » (sic) Hold-up.

Avec le 11 septembre, Internet est devenu l’un des principaux vecteurs de propagation du complotisme avec une fachosphère très active. Les réseaux sociaux, le financement participatif en ligne ont permis de démocratiser la création et la diffusion de théories du complot prospérant au sein de communautés d’internautes. La technologie ne fait pas en elle-même la viralité. Pour qu’une information vraie ou fausse devienne virale, elle doit sortir de la communauté où elle circule en étant relayée par les acteurs particuliers des réseaux sociaux que sont les influenceurs : Twitter de personnalités, youtubeur de référence, grands médias, institutions... Les réseaux et médias sociaux ne sont rien sans leurs interactions avec les chaînes d’info en continu, les services de communication des institutions et les influenceurs. Or, l’éco système d’une théorie du complot se développe en fonction de sa diffusion au plus grand nombre : peu importe qu’on la critique et même qu’on la déconstruise, plus on parle d’elle plus elle se renforce. Pire, sa critique, en particulier si elle vient de paroles institutionnelles ou officielles, conforte mécaniquement la conviction de ses partisans et lui fait gagner de nouveaux soutiens.

Ainsi, si l’existence de Hold-up n’avait pas été relayée par les médias dominants et les institutions, jamais il n’aurait été vu par des millions de personnes. Les motivations de ce visionnage sont un mélange de volonté de se faire une opinion par soi-même, de curiosité malsaine, de défiance généralisée vis-à-vis des institutions, qu’elles soient gouvernementales, politiques, économiques, médiatiques et même scientifiques, et de désirs de transgression à peu de frais. Le retrait de la vidéo de certaines plateformes et le blocage de son financement participatif, les sanctions et règlements de comptes contre certains de ses protagonistes ont été exploités par les zélateurs de Hold-up. Sans ce battage médiatique et cette surréaction, Hold-up serait resté une vidéo complotiste noyée parmi des centaines de milliers d’autres sur Internet.

La déconstruction du mensonge de Hold-up doit aller de pair avec la dénonciation des pompiers pyromanes qui ont contribué cyniquement à son audience. Saturer et polariser l’espace public entre la communication gouvernementale et la sphère complotiste participe à disqualifier et à marginaliser a priori toute critique politique de la gestion de la crise de la Covid-19 en la renvoyant au complotisme. Cette stratégie, déjà à l’œuvre lors du mouvement des gilets jaunes, a l’avantage de démonétiser par avance la parole des classes populaires, de détourner leur colère de la conscience de classe, de dépolitiser les enjeux en entretenant la confusion, l’anarcho-nihilisme et le tous pourris. Ce confusionnisme d’un anti-libéralisme sans contenu de classe conduit à établir des passerelles avec l’extrême droite dont la mal nommée revue populiste « Front populaire » de Michel Onfray est un des derniers avatars, participant ainsi au rêve de Terra Nova (3) d’un paysage politique où les classes populaires seraient piégées entre jacqueries, abstention et vote d’extrême droite.

C’est pourquoi il ne suffit pas de dénoncer les théories complotistes, il faut combattre de concert leur instrumentalisation politique. Aucun compromis ne peut exister entre ceux qui entendent dépasser et abolir le capitalisme et ceux qui créent et propagent des théories complotistes afin de « faire tourner à l’envers la roue de l’histoire » (4). Ils doivent tous être combattus sans aucune concession. C’est l’un des rôles et l’une des raisons d’être du PCF.

Yann Le Pollotec, membre du CN

_____________________________

1. Police politique de la Russie tsariste.

2. Par exemple Conspiracy Watch.

3. Club de réflexion social-libéral faisant office de boîte à idées pour la CFDT, Macron, et la tendance hollandaise du PS.

4. Manifeste du Parti communiste, Karl Marx.