De la « sécurité globale » à la surveillance numérique totale

Bernard Cazeneuve, lorsqu’il était ministre de l’Intérieur, se plaignait que les GAFA en savaient plus sur chaque Français que ses services, oubliant ainsi que le problème venait du pouvoir acquis grâce à la collecte de masse et à la centralisation de données et métadonnées personnelles et non à la qualité des propriétaires de ce pouvoir. Aujourd’hui, avec sa proposition de loi sur la « sécurité globale », le groupe LREM de l’Assemblée nationale est en train de réaliser une partie du rêve de Cazeneuve.

Cette proposition de loi, loin de se réduire à la question de la diffusion des images de visages de policiers, montre une LREM et un gouvernement qui se vivent en guerre contre toute une partie de la société française. À ce propos, la question de l’usage des images des caméras individuelles des forces de l’ordre est particulièrement révélatrice. Jusqu’ici ces images ne pouvaient être utilisées que pour la prévention des incidents au cours des interventions, le constat des infractions, la poursuite de leurs auteurs par la collecte de preuves et à la formation. Les députés LREM proposent d’élargir l’usage de ces images à « l’information du public sur les circonstances de l’intervention » des forces de l’ordre, c’est-à-dire à la propagande gouvernementale. Or un tel usage porterait atteinte au bon fonctionnement de la justice en violant le secret de l’instruction. Or le député LREM, rapporteur de la proposition de loi, justifie de manière sidérante cette remise en cause de l’État de droit en déclarant : « Il faut se déniaiser par rapport à toutes les situations. On est en train de perdre la guerre des images sur les réseaux sociaux (…) Il faut lutter à armes égales, nous sommes dans une société moderne, il n’y pas de raison que ceux qui représentent l’autorité de l’État aient un temps de retard. » CQFD, l’État s’affronte à son propre peuple, il est en guerre contre la société.

La loi proposée va jusqu’à permettre aux porteurs de ces caméras individuelles d’accéder aux enregistrements vidéo, ouvrant ainsi la porte à toutes les manipulations puisque les amendements demandant une sécurisation de ces fichiers en étant « unitairement chiffrés, signés et horodatés sur le serveur de stockage » ont été repoussés.

Lors du 1er confinement, la préfecture de Paris avait utilisé des drones hors toute légalité, ce qu’avait condamné et interdit le Conseil d’État. C’est pourquoi la loi de la LREM vise à consacrer l’usage de drones de surveillance quasiment en tous lieux et en toutes circonstances. Tous les amendements visant à interdire l’utilisation de la reconnaissance faciale ou à protéger les domiciles et espaces privatifs de cet espionnage ont été repoussés.

La loi sur la sécurité globale vise en fait à transformer tout l’espace public en espace sécuritaire. Elle prépare le terrain à la mise en réseau des caméras mobiles, des drones, des centaines de milliers de caméras fixes, afin de les coupler avec des systèmes d’intelligence artificielle et de reconnaissances faciales, ouvrant la porte à un fichage généralisé des participants à des manifestations ou à de la répression « préventive » (sic) basée sur l’analyse prédictive des comportements.

C’est pourquoi le PCF soutient la lettre de 66 organisations de défense des droits et libertés, dont ATTAC, la Quadrature du Net, la Ligue des droits de l’homme, les Moutons numériques, le SNJ-CGT, demandant au Parlement de repousser les articles 21, 22 et 24 de cette loi.

Au-delà de la « grande peur » (1) des mouvements sociaux qu’ont le pouvoir et ses députés, il s’agit d’abandonner les concepts de défense nationale et de sûreté des citoyens au profit de celui de sécurité globale incluant un continuum allant des forces armées jusqu’aux sociétés de sécurité privée. Le « modèle » (sic) mis en avant est celui de l’État d’Israël où la majeure partie de la sécurité intérieure est sous-traitée à des milices privées et à des sociétés de sécurité qui sont par ailleurs intégrées dans un même système avec l’armée et la police. Or le concept de « défense nationale » et de « sûreté des citoyens » participe à ce qui fait nation en France, alors que celui de « sécurité globale » divise en fabriquant des « ennemis de l’intérieur » sans permettre, contrairement aux idées reçues, une meilleure coopération entre les services de l’État contre la menace terroriste entre autres. La notion de « sécurité globale » débouche sur une privatisation de la mise en œuvre du droit à la sûreté au profit de grands groupes transnationaux vendeurs de solutions globales de service sécurité à la seule destination de ceux qui pourront se les payer. Avec la « sécurité globale », il ne s’agit pas de protéger les citoyens mais d’une fuite en avant dans le solutionnisme technologique sécuritaire. Il est illusoire de penser que l’on réglera à coups de drones, de caméras, de robots, d’intelligence artificielle les problèmes de sécurité et de dérives maffieuses de pans entiers de notre société. Pense-t-on sérieusement régler avec la seule technologie le fait gravissime que l’économie de la drogue génère dans le 93 un chiffre d’affaires annuel de plus d’un milliard €.

Cette loi affaiblira la cohésion sociale du pays afin de dégager les moyens nécessaires à la privatisation des fonctions régaliennes de défense et de sécurité. Sous couvert de sécurité globale, on renforce les causes de l’insécurité et on porte atteinte aux capacités de résilience de la société que représente l’intervention citoyenne au travers des luttes et mouvements sociaux. On a besoin de voisins solidaires et non de voisins vigilants. À cette loi qui ne ferait qu’enfermer notre pays dans un cercle vicieux où le terrorisme, la délinquance et l’insécurité se nourriraient d’eux-mêmes, le PCF oppose la déclaration du chef de l’État norvégien au lendemain de la tuerie d’Utoya : « Nous allons répondre à la terreur par plus de démocratie, plus d’ouverture et de tolérance. »

Cette loi n’est que la pointe immergée d’un capitalisme de la surveillance : Multiples capteurs au travail comme à domicile avec l’internet des objets, géolocalisation, caméras de surveillance, reconnaissances faciales, fichage biométrique, traçage de notre activité sur le web, méta données…, toute une économie de la surveillance de notre vie est en train de s’installer et de croître. Elle repose sur la captation et l’exploitation économique de nos données personnelles. Exercée par des États comme par des plateformes numériques marchandes, elle permet de nouvelles formes de contrôle social qui se donnent le pouvoir de repérer, de stigmatiser, de rappeler à l’ordre et de sanctionner ce qui ne serait pas dans la norme. Face à cela, le code informatique ne peut être la loi, il faut construire un nouveau système de droits, donner de nouveaux pouvoirs aux citoyen·ne·s de garantir et développer les libertés. Le règlement général de protection des données (RGPD) a été un premier pas dans ce sens mais, face à la puissance du développement du big data et de l’intelligence artificielle, il faut aller bien plus loin en passant de droits individuels à un droit collectif. µ

Yann Le Pollotec, membre du CN, responsable de la commission Révolution numérique.

 

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1. « La grande peur de 1789 », Georges Lefebvre.