L’influence des cabinets de conseil sur les politiques publiques

Extraits des conclusions de la commission d’enquête dont la rapporteure était Éliane Assassi, sénatrice (CRCE) de Seine-St-Denis.

La crise sanitaire a mis en lumière l’intervention des consultants dans la conduite des politiques publiques. Ce n’était en réalité que la face émergée de l’iceberg : au quotidien, des cabinets privés conseillent l’État sur sa stratégie, son organisation et ses infrastructures informatiques. Peu connus du grand public, ils s’appellent Accenture, Bain, Boston Consulting Group (BCG), Capgemini, Eurogroup, EY, McKinsey, PwC, Roland Berger, ou encore Wavestone, et emploient environ 40 000 consultants en France.

À l’initiative du groupe Communiste, républicain, citoyen et écologiste (CRCE), le Sénat a investigué pendant 4 mois sur l’influence des cabinets de conseil sur les politiques publiques, en utilisant les moyens de contrôle renforcés des commissions d’enquête parlementaires.

Les cabinets de conseil interviennent au cœur des politiques publiques, ce qui soulève deux principales questions : notre vision de l’État et de sa souveraineté face à des cabinets privés, d’une part, et la bonne utilisation des deniers publics, d’autre part. (…)

1. Un recours massif et croissant aux cabinets de conseil : les consultants au cœur des politiques publiques.

A. Plus d’un milliard d’euros pour des prestations de conseil, un « pognon de dingue ».

En 2021, les dépenses de conseil de l’État au sens large ont dépassé le milliard d’euros, dont 893,9 millions pour les ministères et 171,9 millions pour un échantillon de 44 opérateurs. Il s’agit d’une estimation minimale, car les dépenses des opérateurs sont en réalité plus élevées : si la commission d’enquête a interrogé ceux dont le budget était le plus important (Pôle emploi, Caisse des dépôts et consignations, etc.), l’échantillon ne représente que 10 % du total des opérateurs. Le recours aux consultants n’a pas commencé sous ce quinquennat, chacun gardant en mémoire la révision générale des politiques publiques (RGPP).

Il a toutefois été croissant entre 2018 et 2021, comme le confirment les données de la direction du budget : les dépenses de conseil des ministères ont plus que doublé, avec une forte accélération en 2021 (+ 45 %). (…)

B. Recourir à des consultants est devenu un réflexe, y compris pour les principales réformes du quinquennat.

Le recours aux consultants constitue aujourd’hui un réflexe : ils sont sollicités pour leur expertise technique – même lorsque l’État dispose déjà de compétences en interne –, et leur capacité à apporter un regard extérieur à l’administration, par exemple pour des parangonnages internationaux (benchmarks).

La force de frappe des cabinets de conseil s’adapte à l’accélération du temps politique : des consultants peuvent être mobilisés très rapidement pour répondre aux priorités d’un ministre ou d’un directeur d’administration centrale. (…)

C. Covid-19 : des pans entiers de la gestion de crise sous-traités à des cabinets de conseil.

Au début de la crise sanitaire, le jeudi 5 mars 2020, un agent du ministère des Solidarités et de la Santé écrit à ses collègues : « J’ai vu une boîte de logistique hier habituée à travailler dans la pharma [...]. Ils peuvent être là lundi pour monter le truc. [...]. J’ai demandé l’ordre de grandeur, 50 000 euros pour nous mettre en place le système et suivre le déploiement pendant 15 jours. » La « boîte », c’est le cabinet de conseil Citwell ; le « truc », c’est un système de pilotage pour l’approvisionnement de la France en masques.

Le recours aux cabinets de conseil débute dans ce climat d’impréparation de l’État. Il va ensuite se prolonger tout au long de la crise sanitaire : au moins 68 commandes sont passées, pour un montant total de 41,05 millions d’euros.

2. L’intervention « disruptive » des consultants, pour des résultats inégaux.

A. Les méthodes des cabinets de conseil pour « transformer » l’action publique : vers une république du post-it ?

Les consultants doivent « transformer » l’administration en proposant des méthodes « disruptives », inspirées du secteur privé et répondant à un vocabulaire propre. (…)

B. Des livrables de qualité inégale, qui ne connaissent pas toujours de suite.

Une journée de consultant coûte en moyenne 1 528 euros à l’État. Si l’expertise des consultants n’est pas remise en cause, leurs livrables ne donnent pas toujours satisfaction. Certaines évaluations de la DITP font état d’un « manque de culture juridique et plus largement du secteur public », « d’une absence de rigueur sur le fond comme sur la forme », même si les consultants étaient « des personnes de bonne compagnie ». (…)

C. Un encadrement déontologique à renforcer.

Si des règles existent déjà, « l’intervention des cabinets de conseil peut [...] légitimement susciter des inquiétudes en matière de déontologie », comme l’a souligné Didier Migaud, président de la HATVP. Les risques déontologiques identifiés : -les conflits d’intérêts, les cabinets de conseil conseillant simultanément plusieurs clients ; - la porosité, lorsque les cabinets recrutent d’anciens responsables publics (« pantouflage »). À titre d’exemple, parmi les 22 profils proposés par le BCG et EY dans leur réponse à l’accord-cadre de la DITP de 2018, 6 sont d’anciens responsables publics de haut niveau (dont un ancien conseiller économique à l’Élysée et un ancien conseiller du secrétaire d’État à l’industrie). - Le pied dans la porte, lorsque les consultants interviennent gratuitement (pro bono) pour l’administration. (…)

3. Une influence avérée sur la prise de décision publique.

A. « Behind the scene » : le devoir de discrétion des consultants.

L’intervention des consultants doit rester discrète : lors de la crise sanitaire, McKinsey indique qu’il restera « behind the scene », en accord avec le ministère. Le cabinet n’utilise pas son propre logo pour rédiger ses livrables mais celui de l’administration. M. Olivier Véran, ministre des Solidarités et de la Santé, l’a d’ailleurs confirmé devant la commission d’enquête : « Si vous aviez voulu [les] documents estampillés McKinsey présents dans le dossier, vous auriez trouvé une feuille blanche. »

B. Le rôle des consultants : proposer des scénarios « arbitrables »... Mais le plus souvent orientés.

Au cours des auditions, gouvernement, administration et cabinets de conseil l’ont affirmé avec vigueur : l’autorité politique décide en responsabilité ; les cabinets de conseil n’ont aucune influence sur la décision. Les cabinets de conseil déploient néanmoins une stratégie d’influence dans le débat public, en multipliant les think tanks et les publications. À titre d’exemple, EY proposait en janvier 2022 « d’imaginer un nouveau plan de transformation ambitieux pour le prochain quinquennat » et évoquait la possibilité de supprimer 150 000 postes de fonctionnaires grâce au numérique. (…)

Les principales propositions de la commission d’enquête

En finir avec l’opacité des prestations de conseil :

  • Publier chaque année, en données ouvertes, la liste des prestations de conseil de l’État et de ses opérateurs.
  • Présenter les prestations de conseil dans le bilan social unique, pour permettre aux représentants des agents publics d’en débattre.
  • Interdire aux cabinets de conseil d’utiliser le logo de l’administration dans leurs livrables, pour plus de clarté et de traçabilité dans leurs prestations. Mieux encadrer le recours aux cabinets de conseil.
  • Évaluer systématiquement les prestations de conseil et appliquer des pénalités lorsque les cabinets ne donnent pas satisfaction.
  • Cartographier les compétences dans les ministères et élaborer un plan de « réinternalisation », pour mieux valoriser les compétences internes et moins recourir aux cabinets de conseil. Renforcer les règles déontologiques des cabinets de conseil.
  • Interdire les prestations pro bono, en dehors du mécénat dans les secteurs non marchands (humanitaire, culture, social, etc.).
  • Imposer une déclaration d’intérêts aux consultants afin que l’administration puisse prévenir les risques de conflit d’intérêts, sous le contrôle de la HATVP.
  • Exclure des marchés publics les cabinets qui n’ont pas respecté leurs obligations déontologiques.
  • Prévoir la destruction systématique des données confiées aux cabinets de conseil à l’issue de leur mission, sous le contrôle de la CNIL.