La mobilisation du réseau des fablabs (1) contre le Covid-19 catalyseur d’une renaissance industrielle de la France ?

Dès le début du confinement, le Réseau français des FabLabs (2), en lien avec les soignant·e·s, et les hôpitaux a mobilisé ses savoir-faire et ses outils de fabrication : production de plus de 250 000 visières (3) de protection pour les soignant·e·s et les travailleurs en contact avec le public, protections faciales, connecteurs pour les ventilateurs, robots pousse-seringue (4), systèmes anticontamination pour ouvrir des portes, désinfecter, pièces détachées pour respirateurs artificiels, adaptation de masques de plongée pour la réanimation… À cela s’ajoute des projets plus ambitieux tels les respirateurs artificiels comme le Makair (5) en collaboration avec le CHU de Nantes et avec le soutien du CEA, ou comme le MUR (6).

Plusieurs plateformes (7) ont été mises en place pour mettre en adéquation les besoins des soignant·e·s, des hôpitaux et Ehpad, et les capacités des fablabs comme fabricommuns.org, Makers contre le Covid, makerscovid.paris, le discord de Monsieur Bidouille qui est le lieu d’échange de plus de 2 000 makers (8) ou encore covid3d.org avec l’AP-HP et bien d’autres (9).

Tout cela s’est fait souvent dans un cadre militant, bénévole, gratuitement ou au prix coûtant des matières premières, et parfois les makers y ont été de leurs poches. Au total, plus de 5 000 makers et 100 fablabs se sont mobilisés.

Face à la défaillance et à la désorganisation de la startupnation macronienne et du marché capitaliste, la mobilisation du réseau des fablabs en prise directe et local avec les services des hôpitaux et les Ehpad a été plus qu’un palliatif pour répondre dans l’urgence aux besoins du système de santé. Maintenant la grande industrie, notamment la plasturgie, commence seulement à prendre la relève, en reprenant d’ailleurs pour les visières de protection les designs développés par les fablabs.

Dès le 24 mars, le Réseau français des fablabs a contacté l’État pour offrir ses services et afin de travailler au mieux à la réponse aux besoins (10) en mettant en place des processus de certification adéquate répondant aux exigences drastiques de fiabilité des matériels médicaux et sanitaires. Or, pour tout réponse, il n’a eu qu’une fin de non-recevoir sous la forme d’une lettre type de la présidence de la République expliquant que grâce à l’action de la startupnation la situation était sous contrôle, que tout allait bien dans le meilleur des mondes et qu’on n’avait pas besoin de personne (11).

Il aura fallu que le Réseau des fablabs porte la question sur la place publique par une tribune dans l’Humanité du 20 avril (12), puis dans Le Monde, que les syndicats de salariés soient contactés, que le patronat de la plasturgie s’inquiète auprès du gouvernement de cette « production sauvage de visières de protection » (sic) et que l’AP-HP alerte le ministère de la Santé sur sa collaboration avec les fablabs pour que le gouvernement daigne enfin prendre la chose au sérieux et organise des réunions avec la ministre Agnès Pannier-Runacher, la DGA (13) (sic), l’AFNOR...

Dans le même le temps les fablabs croulent sur les demandes de visières de protection émanant des rectorats en vue la de rentrée scolaire, d’entreprises et même de la police (sic). Les makers renvoient maintenant ces commandes sur l’industrie plasturgique qui commence à prendre le relais.

Plusieurs leçons sont à tirer de ces événements

Un État mis dans l’incapacité de répondre à ses missions de protection du pays

On peut identifier trois causes principales qui se nourrissent mutuellement à cette incapacité de l’État : la réduction constante depuis trente ans des moyens matériels et humains, une haute fonction publique intoxiquée et inféodée à l’idéologie néo-libérale que le marché capitaliste mondialisé règlera tous les problèmes, le rejet systématique de tout ce qui vient de l’initiative ou de l’intervention citoyenne. L’affaire des 8 500 respiratoires non conformes (14), dénoncée à juste titre par la CGT comme un scandale d’État, est l’illustration même de ces trois causes.

C’est pourquoi il ne faut pas se tromper de cible : Ce n’est pas le besoin d’État planificateur et s’appuyant sur l’intervention citoyenne qui est en cause mais son affaiblissement et sa mobilisation au service du seul capital. Dans ce cadre, la revendication de la CGT de créer un Centre public d’innovations technologiques et de développement industriel est salutaire.

Une autre vision du périmètre des industries et secteurs stratégiques

La notion d’industrie stratégique doit être revisitée et ne peut plus être circonscrite qu’aux seules technologies de pointe. Ce qui a manqué et ce qui manque parfois toujours, ce sont des masques, des sur-blouses, des visières de protection, des gants, des écouvillons (15), des pièces détachées mécaniques telles des valves ou des engrenages…. Dans des sociétés modernes, complexes, connectées, interdépendantes et fragiles comme les nôtres, les secteurs stratégiques ne peuvent se résumer à la défense nationale et la sécurité intérieure. La santé, l’agriculture, l’énergie, les transports, les télécommunications, la finance, ainsi que la culture, l’éducation et la recherche sont des secteurs tout aussi stratégiques. Ces secteurs ne peuvent être abandonnés à la main invisible du marché. La puissance publique, avec le concours démocratique de toute la société, se doit de penser, de planifier et de tester leur résilience à des crises humaines ou naturelles. Cela aura bien sûr des implications sur les services, l’industrie et la production, en particulier sur les stocks de consommables et de matières premières, les chaines logistiques, sur ce qui doit être produit localement et dans quelle proportion, sur ce qui doit être réparable facilement, sur ce qui doit être redondant pour prévenir les défaillances, sur la durabilité de certaines pièces ou machines, sur des procédures dérogatoires de libre accès aux plans et aux procédés de fabrication. D’où le besoin d’une véritable politique de planification industrielle assise sur le développement de l’ensemble des services publics, l’intervention des salariés et les initiatives citoyennes qui peuvent naître dans les fablabs et autres tiers lieux.

La fabrication distribuée est sortie de la marginalité, elle doit trouver sa place dans notre système productif

Comme l’affirmait la tribune du Réseau français des fablabs publiée dans l’Humanité avec cette crise : « La fabrication distribuée n’est plus une niche théorique, une gentille utopie de fablabs, on voit qu’elle est aujourd’hui mise nationalement en pratique, dans l’urgence, face aux manques criants de matériel. Elle fonctionne concrètement et porte également l’espoir de re-faire autrement le monde d’après » (16). Avec la crise du Covid-19, la conversion aux modèles ouverts – c’est-à-dire documentés avec plans et procédés de fabrication accessibles à tous – s’est manifestée de manière surprenante et rapide dans le monde des entreprises françaises. Ces championnes du brevet ont soudainement pu reprogrammer en quelques jours leurs capacités de production sur des modèles ouverts. Comme quoi ce qui hier était impossible devient possible aujourd’hui sous la pression des événements.

Vers une renaissance industrielle de la France assise sur une nouveau modèle productif ?

La crise provoquée par le Covid-19 est révélatrice des limites et de la fragilité de la division internationale du travail et de la production initiée depuis les années 90. Déjà en 1995 le tremblement de terre de Kobé avait montré la fragilité aux catastrophes naturelles de cette forme de mondialisation basée sur le mythe des avantages comparatifs qui voudrait que chaque région du monde concentre son activité économique sur ce qu’elle saurait le mieux faire. En effet, cette ville japonaise abritait deux des trois usines qui concentraient 95 % de la fabrication de barrettes de mémoire des ordinateurs. La destruction des deux usines entraîna pendant plusieurs mois une pénurie drastique de barrettes mémoire ainsi qu’une flambée des prix. De même, si aujourd’hui un raz de marée ou des inondations venaient à engloutir le Bangladesh, la production mondiale de vêtement serait fortement impactée.

Le modèle de l’hyperconcentration et spécialisation géographique de la production, du zéro stock et des flux tendus doit être dépassé. Il ne s’agit pas bien sûr de produire tout, partout, dans un cadre autarcique.

En s’appuyant sur le développement de la révolution informationnelle et numérique, il s’agit de passer à une mondialisation assise à la fois sur une accélération du partage et de l’appropriation sociale des savoirs et des savoir-faire remettant en cause l’actuel régime des brevets et de la propriété intellectuelle, et sur une production et fabrication beaucoup plus distribuées et décentralisées des biens et services.

La crise du Covid-19 a déjà fait sauter certaines barrières en matière de circulation de l’information scientifique et de propriété intellectuelle : Jamais l’humanité n’a acquis et échangé autant de savoirs sur une maladie en aussi peu de temps.

Le modèle d’organisation de la production à l’œuvre dans industrie dite 4.0 permet déjà dans certains domaines une fabrication plus individualisée, distribuée et décentralisée à des coûts comparables à la grande production standardisée et ses économies d’échelle.

La conception même de la fabrication des biens manufacturés doit être revue vers des produits plus durables, évolutifs, réparables et conçus avec des standards ouverts. La filière des smartphones reconditionnés montre que c’est possible et cela a déjà permis la création d’une véritable activité industrielle en pleine croissance dans notre pays.

Une relocalisation de certaines productions stratégiques de biens manufacturés sur le territoire nationale sous la forme d’une fabrication distribuée, du développement d’activité de réparation et d’économie circulaire est non seulement possible mais nécessaire.

Cette renaissance industrielle autour de la fabrication distribuée et de l’économie circulaire ne s’oppose pas à la défense et au développement de nos actuels derniers atouts industriels dans l’aérospatiale, les constructions ferroviaires et navales, le nucléaire…

Évidemment la construction d’Airbus, de fusées Ariane, de TGV, de navires ne se fera jamais dans le cadre d’une production distribuée, mais elle peut être contributive de la fabrication des centaines de milliers de pièces et de logiciels qui composent ces productions industrielles. C’est déjà en partie le cas avec le fragile mais décisif réseau de milliers de PME/TPE sous-traitantes de l’industrie aéronautique.

À la Libération, sous l’impulsion de ministres communistes comme Charles Tillon, Marcel Paul, Georges Gosnat, ou de scientifiques comme Frédéric Joliot-Curie, la France avait reconstruit son appareil productif en créant des triangles vertueux entre services publics, industries nationales voire nationalisées et organismes publics de recherche-développement à partir notamment de structures comme le CEA pour l’énergie, l’ONERA pour l’aéronautique, le CNET pour les PTT et le bureau d’étude de la SNCF pour le ferroviaire…

Aujourd’hui il s’agit de passer du triangle au cercle vertueux en ajoutant les fablabs, l’intervention et la créativité des salariés qui d’ailleurs se manifestent déjà en partie dans les fablabs d’entreprise, mais aussi des citoyens. Le modèle porté par des « fablab cité » comme la ville de Montreuil (17) ou par le rapport « fabriquer à Paris » de notre camarade Nicolas Bonnet, qui défendent la coopération ouverte distribuée et la relocalisation des ressources et de la fabrication pour limiter les flux de matières dans le cadre de la lutte contre le réchauffement climatique, sont plus que jamais à l’ordre du jour.

N’oublions pas que c’est au début du siècle dernier, dans des baraques improbables de bricoleurs s’apparentant aux actuels fablabs sur la plaine d’Issy-les-Moulineaux, qu’est né ce qui sera 70 ans plus tard Airbus.

Les rêves funestes de certains d’une France sans usine (18) ou d’une startupnation ont été probablement responsables indirectement de la mort de milliers de nos concitoyens du Covid-19 faute de masques, de tests, d’équipement de protection… C’est pourquoi il est temps de tourner la page de ses utopies mortifères et d’aller vers une renaissance industrielle de notre pays.

Yann Le Pollotec, membre du CN, responsable de la commission Révolution numérique

 

1. Un fablab ou laboratoire de fabrication est un lieu ouvert à toutes et tous de fabrication distribuée à partir d’outils numérique, de machines-outils, de découpeuse laser, d’imprimante 3D et d’autres moyens, y compris la machine à coudre. Les principes de base sont : l’appropriation de la technologie, le faire ensemble, le partage. Les fablabs sont connectés en réseau mondial d’échange. https://youtu.be/UrMrgyjhTOk Certains fablabs s’appellent makerspace ou hackerspace.

2. http://www.fablab.fr/

3. Les yeux sont une potentielle porte d’entrée du virus.

4. https://www.makery.info/2020/04/07/covid19-le-prototype-de-pousse-seringue-de-lelectrolab-a-nanterre/

5. https://www.youtube.com/watch?v=UD9Bs1COhaI

6. https://mur-project.org/

7. https://youtu.be/lnM7UVT2i-o

8. Le mot de makers ou faiseurs, désigne celles et ceux qui œuvrent dans un fablab.

9. https://app.jogl.io/program/opencovid19, le groupe de visière solidaire : https://www.facebook.com/groups/2454266324886624/, le groupe de maker du 93 contre le covid https://www.facebook.com/groups/219697212429770/

10. http://www.fablab.fr/IMG/pdf/rfflabs-autorites-22.pdf

11. http://www.fablab.fr/IMG/pdf/reponse-elysee.pdf

12. https://www.humanite.fr/covid-19-la-mobilisation-des-fab-labs-est-sans-precedent-688030

13. Délégation générale de l’armement.

14. https://syndical.fr/2020/04/28/communique-le-scandale-detat-des-respirateurs-medicaux-est-avere/

15. Les États-Unis ont envoyé sous escorte militaire leurs avions cargos de l’US Air Force rafler la production d’écouvillons en Italie.

16. http://www.fablab.fr/actualites/article/tribune-collective-makers-contre-le-coronavirus

17. http://www.leparisien.fr/seine-saint-denis-93/montreuil-un-fab-lab-au-coeur-de-la-cite-16-07-2019-8118345.php

18. https://www.nouvelobs.com/rue89/rue89-economie/20160226.RUE2287/quand-le-patron-d-alcatel-revait-d-une-entreprise-sans-usines.html