Le décret « DataJust » ou la victoire du lobby des assureurs sur la justice !

Dans le cadre des ordonnances sur la crise sanitaire du Covid-19, le gouvernement a promulgué le 30 mars un singulier décret portant sur la création d’un traitement automatisé de données à caractère personnel nommé « DataJust ». Ce système informatique vise à évaluer et analyser l’indemnisation des victimes de préjudices corporels à partir des données de la jurisprudence judiciaire et administrative depuis le 1er janvier 2017.   

Ce décret en apparence technique constitue la première pierre d’une stratégie gouvernementale à trois tiroirs.

Le premier tiroir est conjoncturel, il poursuit l’objectif de se préparer à protéger financièrement les assureurs, les entreprises et l’administration des recours juridiques liés à la crise du Covid-19 et à sa gestion.

Le deuxième tiroir vise à normaliser et plafonner le calcul des sommes auxquelles les victimes de préjudices corporels peuvent prétendre en cas de litige. Il s’agit d’étendre à la justice civile le système de barème des indemnités de licenciement de la loi Pénicaud. Les mêmes éléments de langage qui ont servi à vendre la loi Pénicaud sont employés : « il faut une justice plus prévisible ». On retrouve ici l’une des contradictions du capitalisme contemporain qui dans le discours fait l’éloge du risque, de la précarité et qui dans les faits a une profonde aversion envers l’incertitude et le risque lorsque ses intérêts sont en jeu.

Le lobby des assureurs pèse de tout son poids pour obtenir ce système de barème qui est la négation du fonctionnement de la justice. On comprend tout l’enjeu de cette question lorsqu’on sait que 95 % des dossiers relatifs aux dommages corporels sont gérés par les assureurs, alors que les 5 % qui passent par la voie judiciaire représentent 45 % du total des indemnisations versées aux victimes. L’avocat Hervé Gerbi faisait remarquer qu’on ne pouvait « indemniser le doigt coupé d’un pianiste au même barème que celui d’un chanteur ».

Le dernier tiroir consiste, en se cachant derrière l’usage de technologies d’intelligence artificielle, à automatiser la justice, débouchant ainsi sur une marginalisation du rôle des avocats et des juges au détriment de la justice due à tous les citoyennes et citoyens.

DataJust prépare le terrain à la « réforme » de la justice qu’appelle de ses vœux le gouvernement en transformant de l’institution par le recours généralisé à l’intelligence artificielle pour le traitement des litiges. En plein mouvement des avocats, le député de LREM Sacha Houlié déclarait : « Pourquoi le nombre d’avocats va baisser ? Parce que la profession va profondément évoluer. Ce que l’on fait aujourd’hui en contentieux de masse n’existera plus parce que les algorithmes le font bien mieux que les avocats. »

Outre la volonté dogmatique de baisser la dépense publique, il y a là l’illusion mortifère d’une justice prédictive et la vision idéologique que le remplacement systématique de l’intervention humaine par la technologie serait plus efficace et plus juste. Or, tous les retours d’expériences d’usage de l’intelligence artificielle en matière de justice font ressortir d’énormes biais qui renforcent tous les préjugés discriminatoires : racistes, sexistes, homophobes, sociaux… Avec l’intelligence artificielle, pour le même délit, si vous avez la « mauvaise » couleur, le « mauvais » genre, la « mauvaise » orientation sexuelle et si vous habitez le « mauvais » quartier, vous avez dix fois plus de chance d’avoir une condamnation lourde qu’avec un juge humain. Le recours à l’intelligence artificielle ne soulage pas les avocats et les juges, il les dépossède d’une partie de leur travail. La justice qui est rendue au nom du peuple français n’est pas la moyenne mécanique des jurisprudences mais, comme toute institution, elle est le reflet des rapports de force dans la société et de leur évolution.

Ce décret pose de plus des problèmes par rapport au respect de la protection des données personnelles, ce qui va entraîner des recours devant le Conseil d’État et la CNIL.

Plutôt que de faire le choix de la justice prédictive par intelligence artificielle, le gouvernement ferait mieux de faire œuvre de service public en investissant dans un vrai système d’information permettant l’accès de toutes et tous aux sources du droit et notamment aux décisions juridictionnelles en application de l’article L.10 du Code de justice administrative, « les jugements sont mis à la disposition du public à titre gratuit sous forme électronique ». Actuellement, plusieurs sociétés privées monnayent une banque de données bien plus fournie que les sites comme Légifrance, alors même que les jugements devraient être disponibles gratuitement.

Toutes ces raisons militent pour que notre parti demande le retrait de ce décret scélérat qui n’aide en rien à la lutte contre le Covid-19.

Yann Le Pollotec, membre du CN, responsable de la commission Révolution numérique.