Opération Aquarium (4/5)

L’immeuble de la direction nationale du PCF, place du Colonel-Fabien, fut tout un temps espionné par les services secrets américains. Un fonds d’archives l’atteste. Retour sur une affaire qui fit du bruit au milieu des années 70.

Des longs entretiens entre Marchal, Guérin et Durand, il ressort que le fonctionnement et l’activité de la CIA à Paris sont très hiérarchisés, très compartimentés aussi. Il y a les agents de terrain, les agents de base comme Marchal : ils ne sont jamais de nationalité française ou américaine, ils sont belges, ou allemands, parfois hongrois. Ils se présentent sous la couverture de représentants de commerce ou d’agents immobiliers. Ces petites mains sont choisies en fonction du travail qu’on attend d’eux ; on va prendre par exemple un ex-mannequin s’il est chargé de séduire une cible ; pour assurer une filature, un ancien agent de sécurité de l’Otan fera très bien l’affaire. Si ces personnages venaient à rencontrer des problèmes avec les autorités, ils seraient exfiltrés du pays sans difficulté, en évitant toute complication diplomatique.

Au-dessus des agents, il y a les analystes, les chefs de l’opération. Eux sont américains. Ce sont eux qui récupèrent toutes les infos recueillies, qui classent, qui trient, qui font tourner leurs machines, qui relancent si nécessaire les agents dans leurs recherches

Marchal cite cet exemple : la Centrale avait entendu dire que des dirigeants communistes résidaient dans telle tour, ou telle cité d’une banlieue proche ; elle souhaitait avoir les noms de tous les résidents de l’immeuble afin de les donner à ses ordinateurs et voir quels recoupements elle pourrait faire avec ses propres fichiers.

Ces analystes font carrière dans l’Agence, ils ont le statut d’« officiers » et bénéficient d’une couverture diplomatique. D’ailleurs le numéro de téléphone qu’ils donnent à leurs espions est tout simplement celui de l’ambassade. Selon Marchal, les contacts avec la hiérarchie se passaient ainsi : au standard de l’ambassade, l’agent demandait le poste X ; là il déclarait souhaiter parler à Y. Si on lui répondait : « désolé il/elle ne travaille plus ici » (en ajoutant sans doute quelques formules convenues), cela signifiait que l’agent avait rendez-vous à telle heure dans telle brasserie avec son « correspondant ». En règle générale, ce genre d’entretien se passait dans le quartier de l’Etoile ou près d’une station de métro de la ligne 1.

Ces services américains jouissent sous le giscardisme en gloire d’une assez large impunité. Le fait que les maîtres espions puissent être joignables directement à l’ambassade américaine, même sous une forme vaguement codée, en est un signe. On n’ira pas jusqu’à dire que l’agence agit alors à visage découvert, mais disons qu’elle opère sans trop prendre de précautions.

Comme l’annonce Marchal, ce que reprendra d’ailleurs Alain Guérin quelques mois plus tard dans un article de l’Humanité dont nous reparlerons, la CIA organise ainsi en plein Paris aussi bien ses activités de « contrôle » du personnel que des stages d’entrainement des agents, toutes choses qui supposent une certaine logistique (et qui doit se voir des services français).

Les stages d’ « entrainement » ou de « drilling » des agents se déroulent dans divers appartements parisiens dont l’un est situé non loin du métro Abbesses dans le 18e arrondissement. Ces stages comportent des cours théoriques sur des thèmes tels que « la démocratie américaine » ou « pourquoi il faut lutter contre le communisme », des cours pratiques aussi, par exemple de « filature », avec des projections de films, des exercices de mémorisation.

D’autre part, la CIA aime contrôler régulièrement son personnel en le faisant passer au « détecteur de mensonge », un appareil censé mesurer les émotions d’un individu quand il est interrogé ; c’est une règle, semble-t-il, intangible de cette organisation. Ces séances se passent soit dans un grand hôtel du quartier des Tuileries, soit dans un appartement proche de La Motte-Picquet-Grenelle.

On a parlé des agents et des officiers/analystes, reste les spécialistes. Eux sont sollicités pour des opérations ciblées. Ils viennent tout exprès de Francfort/Main, QG de la CIA en Europe, ou de Washington (on présenta à Marchal l’un d’eux comme un ancien du Watergate…). Leur mission ? la pose d’un matériel d’écoute sophistiqué par exemple ou le repérage d’appartements ou d’immeubles à louer ou acheter comme bases d’espionnage des environs.  En règle générale ils déconseillaient toute opération sur des cibles logées en HJM : trop compliqué pour obtenir des appartements voisins dans ce secteur public… En revanche, si la cible résidait dans le privé, ils n’hésitaient guère à louer ou acheter les appartements (ou pavillons) à proximité. Leur mission, précise et limitée, une fois remplie, ils retournaient à leur camp de base.

Gérard Streiff

 

[La semaine prochaine, nous verrons comment « l’Opération Aquarium » a pris fin.]