Sur la progression inquiétante des extrêmes droites européennes

L'écrivain Alain Damasio, interviewé par l'Humanité dimanche début janvier 2021, relevait à juste titre qu'avec la pandémie de Covid-19, « tout ce qui est l'altérité devient dangereux ». Sa remarque fit écho, en moi, avec celle de l'anthropologue Didier Fassin, dans les colonnes du Monde en mai dernier, que j'ai déjà eu l'occasion de citer, et qui soulignait le paradoxe de l'épreuve que traverse notre humanité, celui d'une « vision du monde (qui) s'est rétrécie comme jamais » alors que tout appelle à plus de vision mondiale, de solidarité et de coopération internationales.
Ainsi à nos portes, et en France même, une étape significative est en train d'être franchie dans la progression des forces d'extrême droite sur le plan tant politique qu'idéologique. Cela doit interpeller dans la gauche.

Après l'Espagne en 2019, les forces d'extrême droite en tant que telles font un retour inédit sur l'échiquier politique au Portugal depuis la Révolution des Œillets et en Catalogne. En Italie, le technocrate européen par excellence, Mario Draghi, forge une grande alliance libérale aux ordres de Bruxelles, des marchés et des institutions financières qui, non seulement, s'étend du Parti démocrate de Matteo Renzi au néofasciste de la Ligue de Matteo Salvini, mais repêche, également, au passage le sombre Cavaliere, Silvio Berlusconi. En Catalogne, le jeune parti d'extrême droite, Vox, fait dimanche 17 février une entrée fracassante au Parlement en 4e position avec 7,7 % des suffrages. En Grèce, malgré une condamnation à 13 ans de réclusion, le dirigeant du parti ouvertement néonazi, Aube dorée, se drape de son immunité parlementaire de député européen et se réfugie à Bruxelles pour éviter la prison et profiter des lenteurs de l'administration européenne. Les gouvernements polonais et hongrois ne font plus la une de l'actualité alors qu'ils déploient une violence politique inouïe contre toute opposition démocratique au modèle de société ultraconservateur qu'ils entendent pérenniser.

En France, ces évolutions ne semblent pas troubler un débat médiatique qui se focalise sur une présidentielle à venir sans contextualiser l'élection ni la mettre en perspective. La stratégie de banalisation de l'extrême droite – amorcée depuis la prise en main du FN par Marine Le Pen il y a une dizaine d'années – s'est vue confortée au plus haut niveau de l'État ce 11 février par un ministre de l'Intérieur particulièrement pervers, soucieux d'imposer deux lois liberticides au Parlement et de garantir au président sortant le scénario qu'il croit idéal à sa réélection. Malgré les enquêtes d'opinion les plus sérieuses sur l'ancrage du vote d'extrême droite, la susceptibilité toujours plus grande des électeurs conservateurs de porter leur choix sur le RN et le désarroi toujours plus grand des électeurs de gauche, il convient de prendre le temps d'étudier les dynamiques à l'œuvre au Portugal, en Espagne ou en Italie – comme si nous n'avions rien à apprendre des expériences de nos voisins et amis.

Pourtant, il y a matière à réfléchir sur ces déroulements politiques, leurs contradictions et les difficultés de débouchés politiques malgré des cultures politiques et des institutions propres (mais, elles aussi ! en crise profonde et durable) ; contextes où, pour les uns, le rapport de forces est beaucoup moins favorable à la droite (au Portugal depuis 2015 ou en Espagne surtout depuis 2018) ou bien encore où, comme en Italie, toute gauche de transformation sociale est durablement marginalisée depuis plusieurs décennies.

Marqué par un niveau d'abstention historique (60,51 %) depuis 1976, l'élection présidentielle au Portugal, le 24 janvier 2021, en pleine déferlante pandémique, donne une large victoire dès le 1er tour au président conservateur Marcelo Rebelo de Sousa avec plus de 60 % des voix exprimées. Depuis 6 ans, le pays est dirigé par un gouvernement socialiste tenu par un accord programmatique âprement négocié par les forces de gauche, Parti communiste, Verts (associés dans la Coalition démocratique unitaire) et Bloc de gauche. Pour autant, chaque avancée sociale des 4 premières années a été obtenue sous la pression du mouvement populaire et des luttes impulsées par la CGTP et du soutien sans participation et critique des parlementaires communistes et du Bloc de gauche.

Sur le plan électoral, c'est le Parti socialiste qui en avait tiré bénéfice aux municipales de 2018. La pandémie en 2020 a sans doute freiné le mouvement populaire et, en l'instance, favorisé l'abstention massive, mais le vote porte une tout autre caractéristique : les près de 12 % obtenus par Chega (« ça suffit »), mouvement ouvertement raciste et xénophobe se revendiquant comme « antisystème », largement promu dans les médias et qui s’est prévalu du soutien actif de l’extrême droite européenne en les personnes de Marine Le Pen et Matteo Salvini. Créé en 2019 et fort alors de 1,3 % aux législatives, Chega réalise une percée de poids grâce à l'abstention, certes, qui touche plutôt les électeurs de gauche mais, surtout, grâce à l'apport d'électeurs de la droite conservatrice (PDS) et « radicale » (CDS), mécontents du positionnement « centriste » de leur formation.

En Italie, la profonde crise démocratique et institutionnelle vient d'atteindre un nouveau stade lorsque, malgré les gages donnés à la Commission européenne sur les contreparties du versement de 209 milliards d'euros du fonds de relance, Guiseppe Conte se voit contraint à la démission. C'est alors, et une nouvelle fois sans passer par les urnes, qu'un autre président du Conseil est nommé pour former un nouveau gouvernement conforme aux attentes de Bruxelles. Ainsi, en quelques jours, est-ce l'un des chantres des politiques d'austérité européennes en personne, Mario Draghi, ancien gouverneur de la Banque centrale européenne (BCE), qui a été investi et a mis sur pied une alliance libérale XXL qui rassemble l'ancien partenaire de Conte, le Parti démocrate de Matteo Renzi, à l'extrême droite de Matteo Salvini en passant par le Cavaliere, Silvio Berlusconi, de sinistre mémoire, et le Mouvement 5 Etoiles ! Ainsi, aussi, le patron de la Ligue, Salvini, revient-il, par la petite porte mais revient tout de même, au pouvoir à peine deux ans après avoir dû le céder, cette fois « eurocompatible ». Fort de ses succès électoraux – sauf, c'est non négligeable, en Emilie-Romagne –, Matteo Salvini (qui, il n'y a pas si longtemps, dénonçait encore la « caste des partis ») est désormais favorable au maintien de l'Italie dans l'euro. Il jouera sa partition dans le gouvernement Draghi auquel il a affiché son soutien avant même sa nomination.

Des jours encore des plus sombres s'annoncent donc puisque la Commission exige une nouvelle étape de libéralisation du marché du travail et une énième sempiternelle « réduction des déficits publics » alors que le pays a perdu, en 2020, 440 000 emplois (pour l'essentiel, 312 000, occupés par des femmes) et que le taux de chômage des jeunes de 15 à 24 ans, culmine à 29,4 %. « La Ligue (de Salvini), hier conspuée pour son populisme est aujourd'hui saluée pour son respect des dogmes libéraux. Son caractère post-fasciste ne fait pourtant plus débat. Le réalignement politique des forces d'extrême droite s'opère sous les auspices du « dieu marché ». N'y aurait-il pas quelques ressemblances avec la situation française ? », interroge à raison le directeur de l'Humanité, Patrick Le Hyaric.

Ressemblances comme dissemblances sont bonnes à étudier pour qui, à gauche, est prêt, pour la France, pour les travailleurs de notre pays mais aussi au-delà de nous, à relever le défi de battre Macron, la droite et l'extrême droite en 2022 : « Je pense que nous ne sommes pas devenus aveugles, je pense que nous étions aveugles, des aveugles qui voient, des aveugles qui, voyant, ne voient pas. » (José Saramago, L'Aveuglement, 1997)

Lydia Samarbakhsh
responsable du secteur international du PCF