Abécédaire critique de la novlangue en éducation 

La revue Carnets Rouges (1) publie un « Abécédaire critique de la novlangue en éducation ». Cela dans un contexte où la rhétorique ministérielle s’illustre par la répétition de mots dont l’usage récurrent impose, in fine, un seul sens et permet d’occulter la violence des politiques inégalitaires mises en œuvre et les conflits qu’elles pourraient engendrer. Cet usage du langage, désigné depuis Orwell comme une « novlangue », est un redoutable outil politique dont il est urgent d’identifier les mécanismes et les finalités pour comprendre de quel monde il nous parle et identifier de quel projet politique il est porteur.

Dans ce numéro de Carnets Rouges une trentaine d’auteurs, issus de différents champs (recherche, syndicalisme…), se sont conformés au jeu contraignant de l’écrit court pour resituer vingt-neuf mots de la « novlangue » dans leur histoire, leurs usages. Ils éclairent les enjeux sociaux et politiques dont ces mots sont porteurs et mettent en partage l’analyse critique d’un vocabulaire dont l’éducation n’a pas l’exclusivité car il sévit sur tous les terrains, envahit nos espaces de vie, de travail.

Les discours et textes institutionnels, largement relayés par des médias « bienveillants », sont émaillés de termes plus ou moins familiers qui semblent relever d’un bon sens partagé. Et ce de l’école maternelle à l’université. Si chacun des mots est porteur de sens, c’est leur mise en réseau qui en fait un outil puissant de domination et d’aliénation, comme en témoigne cet abécédaire. En effet, comment continuer à penser quand la répétition des mêmes mots, martelés à l’envi, inflige un carcan de la pensée, produit de fait un empêchement à élaborer individuellement et collectivement ? Comment exercer une pensée critique, quand chaque mot est détourné de son sens, porteur d’ambiguïté, de flou ?

Comment en effet récuser « l’épanouissement » des élèves ou nier leurs différences de « talents », de goûts et d’intérêts ? Au nom de quel projet pervers rejeter les « bonnes pratiques » ou encore le « pragmatisme » quand ils prétendent viser à la réussite des élèves de milieux populaires ? C’est l’une des grandes forces de la novlangue que de brouiller, opacifier, euphémiser. La bataille politique à mener contre un système néolibéral particulièrement destructeur est d’autant plus difficile qu’il nous faut aussi, individuellement et collectivement, interroger nos propres représentations, débusquer sans relâche comment ce langage de la domination peut, y compris à notre insu, entacher nos propres réflexions.   

Orwell dénonçait dans la novlangue un usage malhonnête des mots. C’est bien ce dont il s’agit quand le ministre aggrave sa politique ségrégative au nom de la « diversité des élèves », de leurs « talents » différents, de la nécessaire « individualisation » pour répondre aux « besoins » de chacun, alors que la pandémie a montré, s’il en était encore besoin, l’état catastrophique d’un système éducatif qui ségrégue de la maternelle à l’université. Le langage manipulé, réduit à des formules qui font slogans, ment aux parents légitimement inquiets pour l’avenir de leurs enfants, aux élèves assignés à une place liée à leur origine socioculturelle, aux enseignants contraints de répondre à des injonctions successives et contradictoires, qui empêchent l’exercice responsable de leur métier. La manœuvre qui consiste à brouiller les cartes peut se révéler très efficace quand les repères disparaissent et augmente l’inquiétude face à un avenir de plus en plus incertain. La novlangue psychologise la question scolaire (appel à la confiance, la bienveillance, l’épanouissement…), elle véhicule une conception aussi étriquée qu’inégalitaire des savoirs (les fameux fondamentaux) sur un mode qui se veut rassurant et un ton paternaliste particulièrement insultant et méprisant.

Désociologisation de la question scolaire, naturalisation du développement humain, new management se conjuguent avec le retour d’un scientisme tout droit resurgi du XIXe siècle. Ainsi la neuropédagogie, à laquelle est accordé un statut « scientifique » par le ministre de l’Éducation, prétend rendre les apprentissages plus efficaces. Qu’importe que les résultats ne soient nullement avérés, voire même manipulés ! La science, ou ce qui en tient lieu, n’est pas convoquée pour débattre, argumenter, comprendre, mais au contraire pour dominer, assujettir.

C’est dans ce contexte que l’“Abécédaire critique de la novlangue en éducation“ a pour ambition d’être un outil pour nourrir nos réflexions individuelles et collectives, rétablir les disputes d’idées, contrer l’arrogance d’une politique néolibérale qui tente par tous les moyens de museler la pensée, en réduisant le langage à de la communication.

Le projet d’une école émancipatrice est plus que jamais à l’ordre du jour. Et reste à inventer.

Christine Passerieux, rédactrice en chef de Carnets Rouges.

1. Carnetsrouges.fr, n° 20, octobre 2020.