Panthéonisation de Missak Manouchian - Hommage des communistes – Discours d’ouverture, Igor Zamichiei, 21 février 2024

Publié le 22 février 2024

Vive le front des ouvriers, avec tous nos frères étrangers !

Le 21 février 1944, Missak Manouchian tombe au Mont-Valérien, fusillé par les nazis. Ce soir, quatre-vingts ans plus tard - enfin ! - Missak et Mélinée Manouchian entreront au Panthéon.

Et à leurs côtés, une plaque nommera chacun des vingt-deux membres (1) des Francs-tireurs et partisans de la Main-d'œuvre immigrée (FTP-MOI) exécutés comme lui, « vingt-trois amoureux de vivre à en mourir », comme l’écrira Aragon, ainsi que le chef des FTP de la région parisienne, Joseph Epstein.

C’est la reconnaissance de la Résistance communiste. Et celle de la Résistance d’étrangers morts pour la France, pour la liberté et la paix.

À l’heure où certains font couler le venin dans leur plume comme aux heures les plus sombres de notre histoire ;

À l’heure où les assignations identitaires grandissent, la vie même de Missak Manouchian est l’éclatante preuve que l’identité est toujours multiple : ouvrier, arménien, apatride, communiste, poète, sportif… Missak Manouchian n’était réductible à aucune de ces identités prises isolément, il était toutes ces identités à la fois.

À l’heure où la guerre fait rage sur le continent en Ukraine, au-delà en Israël-Palestine et dans tant de pays du monde ;

À l’heure où la nuit tombe sur l’Europe, où la Méditerranée se transforme en cimetière pour les migrants et où des forces héritières du nazisme élaborent des plans de déportation de millions d’étrangers et de citoyens allemands en raison de leur origine ;

À l’heure où leurs amis, ici, héritiers du régime de Vichy, portent la priorité nationale en étendard et osent se présenter au Panthéon, le combat de ces résistants doit être connu pour ce qu’il a été, reconnu et prolongé car le devoir de mémoire est aussi un devoir de combat quotidien contre ces forces.

Si Missak Manouchian avait demandé deux fois la nationalité française, nationalité qui lui fut refusée, ce n’était pas pour exalter une identité mythifiée, mais pour faire vivre concrètement les idéaux des Lumières, de la Révolution française, de la Commune de Paris et faire avancer le projet communiste en France.

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Pour saisir toute la portée de l’événement que nous vivrons ce soir, il faut comprendre que la Résistance de la main-d’œuvre immigrée (MOI) n’est pas un moment d’engagement à part, mais bien une étape dans la longue histoire du mouvement ouvrier qui n’a pu être possible que par l’expérience accumulée de plus de quinze ans de combat de la MOI pour le progrès social et la liberté.

Ce combat de nos frères étrangers commence bien avant la Seconde Guerre mondiale. C’est d’abord sur cette histoire que je voudrais m’arrêter en ouverture de cet hommage.

Cette histoire de la MOI a une double source. L’appel à une main-d’œuvre extérieure après l’horreur de la Première Guerre mondiale qui fit plus d’1 300 000 morts pour la France, autant d’hommes qui manquent alors pour répondre aux besoins du pays. Et aussi l’exil d’étrangers, rescapés du génocide des Arméniens de 1915, comme c’est le cas de Missak et Mélinée, ou fuyant des régimes autoritaires, fascistes et nazi, dans les années 20 et 30, de la Hongrie sous Horthy à l’Espagne sous Franco, en passant par l’Italie dirigée par Mussolini, la Pologne par Pilsudski et bien sûr l’Allemagne par Hitler.

La France passe d’un million d’étrangers avant la guerre en 1910 à trois millions en 1931.

Dès lors chacun comprend l’importance pour les communistes de s’adresser à ces travailleurs étrangers. L’objectif est de construire l’unité du monde du travail de l’époque, « un front des ouvriers » pour s’opposer au capitalisme.

Quoi de plus important quand nous savons, comme l’a dit avec force Jean Jaurès, que ce capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée l’orage. C’était le cas hier. C’est malheureusement plus que jamais d’actualité.

Pour les communistes, paix et progrès social sont deux combats indissociablement liés.

Construire ce front des ouvriers nécessitait une organisation qui fasse converger l’action des travailleurs français et immigrés dans la lutte contre la politique patronale et du bloc national au lendemain de la Première Guerre mondiale.

Après la fondation de la Main-d’œuvre étrangère (MOE) en 1923 par la CGTU en janvier 1924, le PCF fonde des groupes de langues pour organiser les travailleurs immigrés venant principalement de l’immigration italienne, polonaise, espagnole, juive (yiddishophone), arménienne, hongroise, yougoslave et ukrainienne.   

Ses groupes de langues ont eu un rôle très important pour notre parti, pour connaître la réalité du travail et organiser les travailleurs dans des secteurs professionnels à forte composante immigrée, pour diffuser et partager notre projet, pour lutter contre la xénophobie dans le mouvement ouvrier, en particulier après la crise de 1929.

Certains de ces groupes, je pense aux Italiens, étaient la base même de l’organisation communiste dans certains secteurs professionnels. Sans les communistes italiens, nous serions restés à l’écart de toute une partie du monde ouvrier de l’époque.

En 1932, la Main-d’œuvre étrangère change de nom pour devenir la Main-d’œuvre immigrée.

Au début des années 1930 et jusqu’en 34-35 la répression est forte. Le simple fait de participer à une réunion syndicale ou politique pouvait conduire à une arrestation. Il y avait bien sûr le risque de perdre son emploi, et cela arrivait fréquemment lors des grèves, ou d’être expulsé du territoire. Certains membres de la MOI, qui avaient fui des régimes autoritaires et connu la clandestinité ou la prison, étaient les mieux préparés.

Au début de l’année 1934, Manouchian écrit dans un carnet son « désir infini d’adhérer au Parti communiste et de se consacrer à la lutte sociale ». Il le fera à l’heure où les ligues d’extrême droite marchent à Paris et où notre parti engage une nouvelle stratégie visant la construction de larges fronts pour riposter au fascisme.

Cette année, il rencontrera Mélinée au sein du comité de secours pour l’Arménie.

1934, c’est aussi l’année où Brecht, après l’accession d’Hitler au pouvoir, écrit la chanson du front uni du mouvement ouvrier allemand qui appelle à la constitution de ce front des ouvriers dont l’ambition est à l’origine de la création de la MOE.   

1934, c’est encore l’arrivée de Giulio Ceretti, aussi connu sous le pseudonyme de Paul Allard, à la tête de la MOI. Le dirigeant communiste italien jouera un rôle clé. Je pense à la bataille pour un statut juridique des étrangers qui visait à faire progresser leurs droits. La proposition de loi n’aboutira pas, mais une grande campagne est menée et aura un retentissement important.

Cette bataille pour les droits nous la poursuivons aujourd’hui, nous l’avons fait ici à Paris, aux côtés de femmes étrangères, coiffeuses, victimes de traite au cœur de la capitale et nous avons gagné. Et nous continuons de la mener avec tous les travailleurs sans-papiers pour leur régularisation.

Giulio Ceretti agira aussi pour la coordination des Brigades internationales qui se constituent pour aller combattre en Espagne contre Franco.

La guerre d’Espagne joue un rôle décisif dans l’histoire de la MOI. Les 4 détachements des FTP-MOI à Paris en 1942 ont tous à leur tête d’anciens brigadistes. C’est le cas d’Epstein lui-même qui les dirige à partir de janvier 1943.

Après les années 34-35, avec le Front populaire, les effectifs du Parti vont décupler. La progression est bien moindre mais tout de même significative au sein de la MOI qui doublera son nombre d’adhérents. Au-delà de leur implication dans la lutte contre Franco, les militants de la MOI participent pleinement aux grands combats sociaux du Front populaire.

Puis la situation va radicalement changer avec l’arrivée en 1938 du gouvernement Daladier et l’action de son ministre de l’Intérieur Albert Sarraut, très répressive à l’encontre des immigrés. Et en août 1939, le pacte germano-soviétique sera très mal vécu au sein de la MOI, en particulier par les militants juifs.

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Ce qu’il faut retenir de la période qui suit, avant la résistance à l’occupant, c’est que dès septembre 1939, 83 000 étrangers se déclareront volontaires pour s’engager dans l’armée française. Alors même qu’il est arrêté début septembre, c’est le cas de Missak Manouchian qui demande tout de suite à participer aux combats contre l’Allemagne. Sa demande est acceptée, mais il ne sera pas envoyé au combat, chargé de l’entraînement de recrues, puis affecté à une usine, dont il s’échappera avant d’être à nouveau arrêté puis libéré en 1941.

Dès l’été 1940, avec les premières actions de Résistance, de nombreux dirigeants de la MOI joueront un rôle majeur. Louis Grojnowski, juif polonais, qui œuvre à la reconstitution clandestine de la MOI au cours de l’été 40, alors même que les premières lois antisémites sont mises en œuvre par le gouvernement de Vichy. Et Adam Rayski qui constitue l’organisation « Solidarité » qui vient apporter une aide concrète aux familles juives menacées.

C’est le début d’actions de Résistance, qui commencent avec l’impression de la presse clandestine comme Naïe Presse - née en 1934 puis interdite en octobre 1939 -, désormais éditée sous le titre Unzer Wort, et les actions de solidarités envers les juifs. Les jeunes communistes seront particulièrement actifs, lançant des papillons pour diffuser les positions du Parti et participant à diverses actions de Résistance.

Il faut bien sûr citer nos camarades Henri Krasucki et Paulette Sarcey, d’origine juive polonaise, qui joueront un rôle important dans la résistance des jeunesses communistes de l’est-parisien, avec également Roger Trugnan, entre 1941 à 1943, avant leur déportation commune en juin 1943 avec une cinquantaine de leurs jeunes camarades. Ou encore Robert Endewelt qui échappa au coup de filet des brigades spéciales et continua son action dans la Résistance.

Je pense aussi à Boris Holban, juif roumain, qui prendra la direction des FTP-MOI à leur naissance en mai-juin 1942. Marcel Rajman, juif polonais, qui tuera l’officier SS Julius Ritter. Ou encore Joseph Boczov, juif hongrois, chef du détachement des dérailleurs.

En un an et demi, jusqu’à leur chute en novembre 1943, les FTP-MOI de la région parisienne réaliseront plus de 200 actions contre l’occupant. D’autres seront très actifs en 1943 et 1944 comme le groupe « Carmagnole » à Lyon, « Liberté » à Grenoble, « Marat » à Marseille, la 35e Brigade de Toulouse, les groupes du Nord-Pas-de-Calais.

Au total, ce sont des centaines d’actions - assassinat d’occupants, déraillements, sabotages d’usines…

Les FTP-MOI prendront toute leur part dans tout le pays, y compris dans les maquis, dans les combats de la Libération.

Les partisans sont nombreux à avoir perdu la vie dans toute la France dans ce combat, fusillés ou déportés dans les camps de concentration et d’extermination. Parmi eux, beaucoup mourront aux cris de « Vive la France » et « Vive le Parti communiste français ».

Au-delà des combattants, des centaines d’autres résistants leur apportaient une aide concrète et très risquée. Les femmes en particulier ont joué un rôle majeur, trop peu mis en lumière, alors même qu’elles faisaient passer des messages essentiels à la Résistance, diffusaient la presse clandestine, transportait du matériel et des armes, soignaient les blessés.

Je pense évidemment à Olga Bancic et Cristina Boico, toutes deux juives roumaines, la première participant à de très nombreuses opérations en passant des armes, la seconde responsable du renseignement pour les FTP-MOI.

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Il y aurait tant de noms à citer pour rendre hommage à la Résistance de la MOI qui tiendra une place si importante dans la Résistance communiste et bien au-delà dans la Résistance française. Les noms de celles et ceux qui y ont laissé leur vie, autant que les noms des survivants.

Nous leur devons des avancées sociales, la paix et la liberté.

Et plus personnellement, comme beaucoup de Français, moi-même, petits-fils d’un immigré italien jeune résistant déporté à Buchenwald à 21 ans, je sais ce que je dois à leur action qui contribuera, avec des milliers d’autres, à vaincre l’occupant et à permettre le retour de mon grand-père en vie en 1945.

À ceux qui de l’extrême-droite à la droite extrême exaltent aujourd’hui le droit du sang dans la lignée des collaborateurs du régime de Vichy, la mémoire de ces hommes et femmes de la MOI vient leur rappeler que des étrangers ont versé leur sang pour la France, pour que nous puissions toutes et tous, Français et étrangers, vivre libres sur le sol français.

En 1933, dans un beau poème intitulé Course, Missak Manouchian écrivait que dans le combat quotidien contre les ténèbres,

Mon âme renaît du mouvement d’espérance

Et toujours s’envole vers l’infini

Ce soir Missak, ton entrée au Panthéon, accompagné de tes camarades de la main-d’œuvre immigrée, est un signal d’espérance pour les travailleurs et les peuples qui pourront puiser dans ton histoire la force d’agir pour de nouveaux jours heureux.

Nous continuerons de te rendre hommage et nous ranimerons sans fin le feu de ton implacable combat pour que vive le front des ouvriers avec nos frères étrangers et que triomphe la grande paix humaine !

 

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1. Celestino Alfonso, Espagnol, 27 ans ; Olga Bancic, Roumaine, 32 ans ; Joseph Boczor, Hongrois, 38 ans, Georges Cloarec, Français, 20 ans, Rino Della Negra, Français d'origine italienne, 19 ans, Thomas Elek, Hongrois, 18 ans, Maurice Fingercwajg, Polonais, 19 ans, Spartaco Fontanot, Italien, 22 ans, Jonas Geduldig, Polonais, 26 ans, Emeric Glasz, Hongrois, 42 ans, Léon Goldberg, Polonais, 19 ans, Szlama Grzywacz, Polonais, 34 ans, Stanislas Kubacki, Polonais, 36 ans, Cesare Luccarini, Italien, 22 ans, Missak Manouchian, Arménien, 37 ans, Armenak Arpen Manoukian, Arménien, 44 ans, Marcel Rajman, Polonais, 21 ans, Roger Rouxel, Français, 18 ans, Antoine Salvadori, Italien, 24 ans, Willy Schapiro, Polonais, 29 ans, Amedeo Usseglio, Italien, 32 ans, Wolf Wajsbrot, Polonais, 18 ans, Robert Witchitz, Français, 19 ans.