Son ombre longuement parfume nos matins

Aragon aimait à rappeler que, né le 3 octobre 1897, il était un « enfant de l’automne ». On ne peut justement manquer d’y songer en cette fin d’octobre 2019 où l’actualité d’Aragon ne se dément pas. C’est ainsi que le hasard des éditions fait paraître simultanément deux livres-monuments qui lui sont consacrés et que le succès remporté auprès du public conduit deux scènes parisiennes à reprogrammer ou à prolonger des spectacles de lecture et de mise en chanson de ses textes.

Aragon aux premières loges et c’est Elsa Triolet qui n’est pas loin, comme en a témoigné l’hommage qui lui a été rendu tout récemment au Petit Palais (Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris, à l’occasion du 75e anniversaire de l’attribution du prix Goncourt qu’elle fut la première femme à se voir attribuer (imagine-t-on encore aujourd’hui la portée de ce succès remporté en 1945 pour le compte de l’année 1944 par Elsa, l’étrangère, la Russe, la juive, la femme, la résistante, à l’heure où chacun connaissait par cœur le poème de son poète communiste de mari - Les Yeux d’Elsa - qui en avait fait aux heures sombres de l’occupation la vivante image de lumière de l’indomptable liberté française?). Il y a donc là un fait de grande signification sur lequel je souhaite attirer l’attention des communistes d’aujourd’hui.

Il est encore temps de commencer par l’évocation des deux spectacles, pour celles et ceux qui ne les ont pas encore vus. Relire Aragon est le titre choisi par le comédien Patrick Mille et par le musicien-chanteur Florent Marchet pour donner à entendre magnifiquement la poésie d’Aragon. Ce spectacle triomphe au théâtre de la Gaîté-Montparnasse (les dimanches à 20 h 30, les lundis à 20 heures jusqu’au 15 décembre). Aragon avait dit de ses amis poètes combattants : « Le ciel roule toujours les feux imaginaires/De leurs astres éteints ». Ses propres vers l’illustrent à merveille aujourd’hui. Ils sont restitués avec flamme, dans la diversité de leurs écritures (de l’épopée cinglante du communisme à la fureur de la guerre, en passant par les émotions brûlantes du lyrisme amoureux), par le duo des voix limpides des deux artistes sur une musique nouvelle qui est celle de la génération d’aujourd’hui, celle qui succède à « la voix Ferré, la voix Ferrat ». Toujours du côté de Montparnasse à Paris, mais au Théâtre du Lucernaire, Ariane Ascaride et Didier Bezace ont repris le spectacle qui a connu un formidable succès il y a un an au même endroit. Ils y donnent « Il y aura la jeunesse d’aimer » – des textes d’Elsa Triolet et Aragon – jusqu’au 24 novembre (du mardi au samedi à 19 h, le dimanche à 16 h). Cette fois le thème retenu est celui de l’amour et du couple : on y retrouve donc quelques couples de fiction tirés des œuvres des deux écrivains, mais aussi l’évocation du couple bien réel qu’ils ont formé ensemble, et dont on a trop répété qu’il était « mythique » et qu’Elsa était « la muse » du poète défiguré en amoureux transi. Ici, c’est le quotidien qui est évoqué avec les mots justes et sans le « tralala » des « orchestres du tonnerre ». On y découvre des textes souvent peu connus, et c’est le triomphe chaque soir assuré pour le talent des deux artistes réunis non pas seulement pour lire mais pour jouer une hilarante comédie, signée Aragon, dont je ne vous dis que cela ! Précipitez-vous, il reste quelques jours et quelques places !

Une fois rentrés chez soi, on pourra se plonger avec délice dans la lecture des livres qui viennent de paraître à propos d’Aragon. Il y a d’abord le Dictionnaire Aragon, un morceau de roi qui est paru il y quelques mois aux éditions Honoré Champion. Pour en bien saisir l’importance, il faut savoir qu’Aragon n’a cessé de stimuler la recherche universitaire et que 96 thèses lui ont été consacrées depuis 1972 (un record pour un auteur du XXe siècle !). C’est dans ce vivier aux ressources savantes que Nathalie Piégay et Josette Pintueles ont pioché pour « recruter » les soixante-deux contributeurs à ce dictionnaire qui comprend deux tomes et plus de mille pages dont elles ont organisé et dirigé la rédaction (avec la collaboration de Fernand Salzmann). On a donc là désormais le condensé d’un immense travail accompli en amont et consacré à cet « homme-siècle » que fut Aragon. Il y a ensuite la publication, sous la responsabilité de Guillaume Roubaud-Quashie, d’une Anthologie des Lettres françaises, aux éditions Hermann. C’est ici encore plus de mille pages qui s’offrent à vous, tirées d’un journal de légende pour qui n’a pas cinquante ans sonnés au compteur, un hebdomadaire auquel le nom d’Aragon est étroitement associé et qui le dirigea dès les années de la Libération. Bref, un vrai trésor, auquel ont contribué depuis sa création en pleine guerre mondiale (1942) la quasi-totalité de l’intelligentsia française tout au long du temps, jusqu’à sa suppression forcée en 1972. Il faut évidemment ici encore saluer le travail de bénédictins des jeunes gens de l’Ecole normale supérieure qui ont relu les 1 600 numéros de l’hebdomadaire pour en extraire les articles choisis et classés selon des thématiques préfacées par des spécialistes, ce qui en rend commode la consultation. L’ouvrage n’oublie pas les Lettres françaises de Jean Ristat qui ont longtemps paru encartées dans l’Humanité, et qui ont désormais, grâce aux éditions Helvétius, une parution papier disponible en kiosque.

Voilà donc quelques nouvelles qui témoignent de la vigueur de la trace laissée par Elsa Triolet et Aragon. On me permettra peut-être de joindre à ce florilège une modeste contribution : le petit livre (80 pages, éditions HD, collection de l’Université permanente, Paris) que j’ai rédigé à partir de ma conférence sur Aragon stalinien ? Mythe et réalité. J’y fais le point sur cette question toujours controversée en versant des éléments peu connus au « dossier ». 

Bernard Vasseur