Un an après l’irruption des « Gilets jaunes »…

Le 17 novembre 2018 aura ouvert un nouveau moment politique en France. Par sa longévité inédite dans l’histoire des colères populaires, comme à travers la sympathie dont l’opinion continue aujourd’hui encore à le créditer, il traduit la rupture d’une large majorité de notre peuple avec le macronisme. En ce sens, il aura pris place dans la longue suite de luttes qui se seront opposées à une politique tout entière tournée vers les « premiers de cordée » depuis le début du quinquennat, de celle des cheminots contre la privatisation du rail français à celle des personnels de la santé, en passant par celles des agents du service public, des travailleurs en butte aux fermetures d’entreprises, ou d’une jeunesse prenant conscience que la justice climatique n’est pas dissociable de la justice sociale.

Révélateur de l’imbrication des fractures sociales et territoriales avec une crise démocratique amenant une majorité de Français à ne plus s’estimer représentés, ce mouvement aura vu des centaines de milliers d’hommes et de femmes redécouvrir l’action collective. Salariés le plus souvent privés de droits dans leurs petites entreprises, retraités guettés par la misère, ou encore femmes en butte à la précarité du quotidien, ils et elles se seront dressés contre les fins de mois impossibles à boucler, leur relégation dans des territoires péri-urbains où ils seront devenus les « invisibles » de la République, la casse des services publics autant que la désertification médicale ou le déchirement du tissu industriel de la nation. Se revêtant du gilet fluorescent pour redevenir visibles, s’appropriant les ronds-points comme lieux d’une nouvelle socialisation, et convergeant chaque samedi vers des métropoles concentrant les richesses, ils auront tout à la fois revendiqué un autre avenir, la dignité et la restauration d’une souveraineté populaire de plus en plus privée de substance sous la V° République et dans le contexte de la globalisation capitaliste.

Ce qui explique la dynamique de ce soulèvement du mal-vivre. Parti du refus d’une écotaxe pénalisant celles et ceux qui n’ont pas les moyens de se déplacer autrement qu’en automobile, il aura très vite replacé « la question sociale au centre du jeu politique », pour reprendre les termes de l’historien Gérard Noiriel. Certes, en un an, le mouvement aura beaucoup perdu de son élan initial. Au-delà de l’utilisation novatrice des « réseaux sociaux », il ne sera parvenu ni à se structurer, ni à surmonter vraiment son hétérogénéité, ni à trouver le chemin d’une convergence avec le reste du salariat ou encore avec les quartiers populaires. Les réflexes antisyndicaux, imprégnant une partie de ses rangs et faisant écho à la méfiance d’une partie du mouvement ouvrier à son endroit, auront hypothéqué les clarifications en son sein, sur la stratégie autant que sur les objectifs à mettre en avant. De sorte qu’il se sera vite retrouvé pris en tenailles entre l’escalade répressive d’un pouvoir prêt à tout pour criminaliser l’action sociale et les groupes violents venant parasiter sa recherche d’une perspective à la hauteur des enjeux qu’il a révélés.

Reste que, portant la peur dans le camp d’une classe dirigeante redécouvrant avec stupeur la lutte des classes, les « Gilets jaunes » auront fait la démonstration, devant le pays, qu’il était possible d’arracher des victoires. Que tout reste à faire, que les 17 milliards d’euros concédés en catastrophe par Monsieur Macron aient principalement permis à ce dernier de « s’acheter du temps pour préserver les fondamentaux de sa politique économique », comme vient de le reconnaître l’édition des 15 et 16 novembre des Échos, cela n’est pas contestable. Mais, au terme d’années d’échecs et de reculs infligés au mouvement social, lesquels ne sont pas sans expliquer les contradictions et fragilités d’une irruption populaire à l’origine et aux formes inattendues, nous avons une vision plus claire des défis à relever.

Faire converger les luttes, travailler à dégager les objectifs à même de rassembler un salariat désormais largement majoritaire dans la population active, impliquer au-delà toutes les forces sociales ayant le même intérêt à se libérer de la domination du capital, construire l’unité la plus large, commencer à dessiner la réponse politique qui manque cruellement à une colère sociale grandissante : voilà notre feuille de route. La bataille des retraites, qui concerne le salariat dans son ensemble et qui place la société devant une véritable question de civilisation, peut et doit le permettre. Et la journée intersyndicale du 5 décembre, à laquelle a appelé la dernière assemblée des « Gilets jaunes », en sera d’évidence un temps fort.

Christian Picquet, membre du CEN.