Triste ironie de l'histoire au Pérou. Le président Pedro Castillo semble avoir tenté de recourir au même procédé qu'Alberto Fujimori, ancien président de sinistre mémoire, qui avait opéré un « auto coup d’État » contre les institutions afin de se maintenir au pouvoir. Trente ans plus tard, l'annonce de la dissolution du parlement (« Congrès de la République ») et de la proclamation de l'état d'urgence a précipité la chute de celui qui avait représenté un espoir inédit pour des millions de Péruviennes et Péruviens modestes.

La situation reste mouvante dans le pays et il est encore trop tôt pour avoir une analyse à froid des événements en cours. L'attitude de Dina Boluarte, vice-présidente nommée à la tête de l'Etat suite à la destitution de Castillo, la question des élections anticipées ou encore la réponse populaire aux événements restent des inconnues. Certains éléments peuvent cependant d'ores et déjà être relevés, qui constituent autant d'enseignements pour celles et ceux qui luttent pour une transformation sociale et démocratique de la société au Pérou, en Amérique latine et au-delà.

Les classes dominantes n'abandonnent jamais l'objectif de reprendre le pouvoir

L'élection de Pedro Castillo en juin 2021 fut une grande surprise et un immense espoir. Premier président de gauche démocratiquement élu, instituteur rural issu de l'une des régions les plus pauvres du pays, fils de paysans, son profil tranchait en tous points avec les élites historiquement au pouvoir depuis l'indépendance du Pérou, il y a 200 ans. Représentant d'un parti se revendiquant du marxisme-léninisme (Perú Libre), syndicaliste de longue date, il avait axé sa campagne sur un slogan simple et percutant, « plus de pauvres dans un pays riche », mettant en avant la nécessité d'une meilleure répartition des richesses, et reprenant à son compte le mot d'ordre de nouvelle constitution, afin de mettre à bas l'actuel texte néolibéral autoritaire.

Cela était assez pour allumer toutes les alarmes à droite et à l'extrême droite. Dès le lendemain du premier tour, une campagne rageuse était lancée dans tout le pays : télévisions, journaux, panneaux publicitaires véhiculaient tous le même message : « Non au communisme, non au terrorisme », accusant Castillo de liens avec la sanguinaire guérilla maoïste du Sentier lumineux, ou de vouloir « transformer le Pérou en Venezuela ». Ce déploiement d'artillerie idéologique lourde ne fut toutefois pas suffisant pour empêcher la victoire (sur le fil) de Castillo face à la candidate d'extrême droite corrompue, Keiko Fujimori, fille du dictateur du même nom et inspirant un rejet plus profond encore dans la société. Après de longues journées d'incertitudes, les accusations de fraude proférées par la droite furent rejetées par les autorités électorales et Castillo proclamé vainqueur.

La victoire ne fut que de courte durée. S'appuyant sur la très forte polarisation de la société, sur la grande fragmentation du parlement (13 groupes et 9 députés indépendants actuellement, pour 130 membres) et leur majorité au son sein, les forces d'opposition se mirent immédiatement en mouvement pour rendre le pays ingouvernable et aboutir, in fine, à la destitution du président. En un an et demi de présidence, ce sont au total quatre procédures de destitution qui ont été engagées au parlement, de la première, quatre mois à peine après sa prise de fonctions, à celle du 7 décembre qui a finalement mis fin à son mandat.

L'arme parlementaire est devenue au cours des dernières années un outil de choix pour les droites latino-américaines, utilisées contre Manuel Zelaya au Honduras (2009), Fernando Lugo au Paraguay (2012) ou encore Dilma Rousseff au Brésil (2016).

Dans un contexte hostile, la nécessité vitale de la mobilisation populaire et de l'unité des forces progressistes

Pour faire face à cette offensive permanente de la droite et de l'extrême droite, deux grands leviers s'offraient à Castillo : la mobilisation populaire et l'unité des forces progressistes. Son échec à s'en saisir, voire son refus, ont joué un rôle déterminant dans la séquence qui l'a mené dans l'impasse et à la chute. Novice en politique, le président s'est laissé happer dans un jeu politique et parlementaire dont il n'avait que peu ou pas la maîtrise, délaissant le lien avec les forces vives du peuple péruvien.

En premier lieu, celui-ci s'est montré particulièrement vulnérable face aux polémiques lancées à l'encontre des membres de son gouvernement, conduisant à une instabilité gouvernementale donnant le tournis. Depuis juillet 2021, ce sont cinq présidents du conseil des ministres et 70 ministres qui se sont succédé, certains n'assurant leur mandat que quelques jours. Souvent, leur démission fut demandée par le président après une accusation lancée par des représentants de l'opposition, tel Héctor Béjar, figure historique de la gauche péruvienne et premier ministre des Affaires étrangères de Castillo, remplacé deux semaines après sa prise de fonctions, accusé d'avoir pointé la responsabilité de la CIA et des forces armées dans les violences de la guerre civile. Pensant donner des garanties à certains courants de l'opposition, jugés plus modérés, Castillo en a, au contraire, attisé les composantes les plus extrémistes et a renforcé leur hégémonie sur la droite.

Cette instabilité a été aggravée par la rapide rupture de l'alliance des forces de gauche, tant au sein qu'en dehors du parlement. En dépit de leurs divergences, l'ensemble des partis progressistes avaient pourtant fait front commun au soir du premier tour. Sociaux-démocrates, écologistes, les deux partis communistes, engageaient résolument leurs forces pour empêcher le retour au pouvoir de clan Fujimori et permettre l'accession au pouvoir d'un président de gauche. Les attitudes sectaires, les volontés hégémoniques, mais aussi des divergences de fond sur certains sujets (droits des femmes notamment) et l'évolution du gouvernement lui-même aboutirent à l'éclatement de cette alliance, au retrait du soutien de plusieurs partis et même à la scission du groupe parlementaire de Perú Libre, entre un groupe proche de Castillo et du syndicalisme professoral et, un autre, davantage lié à Vladimir Cerrón, dirigeant du parti.

Enfin, c'est sans aucun doute l'abandon des mesures de transformation sociale et démocratique qui est la cause fondamentale de la chute de Castillo. Face à un parlement aussi défavorable et à une droite déterminée à prendre sa revanche, le chemin des réformes était certes particulièrement compliqué, mais c'était le seul. Engager résolument la bataille pour des mesures d'urgence sociale, de taxation des plus riches et des grandes entreprises, aurait permis de stimuler et de mettre en mouvement une grande diversité d'organisations populaires, depuis les syndicats de travailleurs et d'étudiants, jusqu'aux organisations paysannes et autochtones qui, toutes, attendaient ce changement. Le combat pour une nouvelle constitution aurait lui aussi permis de mettre au jour le vrai visage d'une opposition déjà discréditée et d'attiser ses contradictions internes, tout en offrant une perspective aux millions de manifestants qui s'étaient mobilisés quelques mois avant l'élection, notamment les jeunes des classes moyennes et urbaines, un secteur qui échappe en grande partie à la gauche.

Qui n'avance pas, recule et tombe. Une réalité traduite par la rapide perte de popularité et de base politique du président. Un sondage Gallup, réalisé en octobre 2022, indiquait ainsi que Castillo ne bénéficiait que de 17 % d'approbation dans la population, deuxième taux le plus bas de toute l'Amérique latine.

En éliminant Pedro Castillo, c'est bien une défaite stratégique de la gauche que visent les droites péruviennes : une élimination de celle-ci du paysage politique pendant des années, voire des décennies. Les problèmes de fond demeurent pourtant, appelant des réponses en faveur des classes populaires et de l'environnement. L'histoire n'est donc pas écrite, mais les leçons de l'expérience péruvienne méritent d'être notées, tant elles illustrent à l'extrême les complexités, les contradictions et les profonds obstacles rencontrés par les différents courants de la « nouvelle vague » des gouvernements de gauche en Amérique latine.

Cyril Benoit
membre du collectif Amérique latine du PCF
et de la commission des relations internationales