Déportation : entretenir la mémoire

Que devons-nous faire de la mémoire des déportés de la Seconde Guerre mondiale, les 89 390 déportés résistants, politiques, raflés, otages, et parfois droits communs et les 74 182 juifs déportés de France ?

Côté État, c’est l’atonie. La journée nationale qui célèbre chaque année, fin avril, la mémoire des victimes de la déportation dans les camps de concentration et d’extermination nazis lors la Seconde Guerre mondiale se résume à des dépôts de gerbes et à la lecture d’un texte rédigé en commun par la Fondation de la Mémoire de la Déportation, les deux Fédérations d’anciens déportés et leurs Associations.

Une autre journée, internationale celle-ci, est consacrée aux victimes de la Shoah, chaque 27 janvier, date anniversaire de la libération d’Auschwitz. Elle est, en Allemagne, un fort moment de Mémoire, et à Berlin comme dans les Länder, les Parlements se réunissent pour entendre des témoignages de victimes des nazis et de l’holocauste ou des réflexions de haute tenue.

Un Concours national de la Résistance et de la Déportation existe depuis 1961. Il s’adressait aux élèves de troisième, première et terminale jusqu’à une date récente, et les thèmes sur lesquels devaient réfléchir et travailler les élèves étaient alternativement ouverts à des réflexions sur la Résistance et la Déportation. Désormais, pour rester en concordance avec les programmes scolaires, il vise essentiellement les élèves de troisième, qui concourent sur un thème national grâce à l’engagement de professeurs dévoués. Il est en perdition.

Faire vivre cette mémoire est un besoin. C’est une mémoire de la barbarie qui est restée longtemps indicible et inaudible parce qu’effroyable et incroyable. Mais c’est aussi une mémoire qui a porté l’espérance d’un monde nouveau, d’un monde meilleur. Marcel Paul, à Buchenwald libéré depuis 6 jours, voyait les communistes « conduire le peuple à la liquidation de ses misères ». Des jeunes juifs, sauvés d’Auschwitz par leur transfert à Buchenwald, souhaitaient créer un kibboutz - ce qu’ils allaient faire en juin -, et ce kibboutz Buchenwald allait incarner le rêve partagé des survivants et combler le fossé entre les pertes du passé et les espoirs, comme les défis du futur.

À Buchenwald encore, mais à Mauthausen aussi, des Serments furent pris par les survivants pour éradiquer du monde fascisme et barbarie, mais encore « lutter contre l’impérialisme (…) sur les bases sûres de la fraternité internationale » (Mauthausen).

Le monde nouveau a été marqué par la bombe atomique, par la guerre froide, par la guerre d’Indochine puis celle d’Algérie, par des luttes de libération nationale qui rappelaient le monde d’avant, et nous sommes passés de la IVe à la Ve République.

Quand il n’y avait pas désarroi et capitulation, les engagements pris dans les camps ont suivi. Ils étaient différents - question d’interprétation -, mais tous ont été marqués par la fraternité du souvenir et l’humanité des consciences.

En 2015 Germaine Tillion, missionnée en Algérie, et Geneviève de Gaulle, présidente d’ATD-Quart Monde, toutes deux déportées à Ravensbrück sont entrées au Panthéon. Il a manqué Marie-Claude Vaillant-Couturier qui, de Ravensbrück elle aussi, pensait au « grand désir de neuf, de reconstruction sur une base nouvelle, enfin ! Surtout parmi la jeunesse. »

Quel geste fort pourrait prouver l’intérêt renouvelé de la République pour cette mémoire ?

C’est sans aucun doute vers l’éducation qu’il faut se tourner. L’école est le principal vecteur des connaissances sur la Résistance et la Déportation. Les quelques musées ou centres régionaux d’histoire de la Résistance et de la Déportation, comme les Associations, Fédérations et Fondations disposent de ressources documentaires diversifiées qui peuvent alimenter des initiatives pédagogiques innovantes. La créativité des professeurs qui « travaillent » cette mémoire est sans limite, comme le sont les initiatives qu’elle suscite.

Le nombre de témoins directs est désormais infime. Une relève est possible, différente mais possible. Que nous laissent-ils de leur passé concentrationnaire ? Un traumatisme ? Une leçon de vie et de résistance ? C’est aux générations actuelles d’en témoigner.

L’enseignement sur la déportation permet de déconstruire et mettre en garde sur les processus d’exclusion et de ségrégation (racisme, antisémitisme, islamophobie…), de montrer que la barbarie n’a de limites que celles qu’on s’impose, d’alerter sur des types de discours où les fake news ont la couleur de la vérité. En même temps il montre la nécessaire intransigeance qui doit faire face à ces processus. Il faut oser dire non.

Les lieux de déportation, comme le Struthof en Alsace, et les grands camps du Reich, ne doivent pas nous faire oublier la myriade des camps d’internement français (près de 1 700 camps entre 1939 et 1944), antichambres des génocides et des déportations. Gurs, Argelès, Saint-Sulpice-la-Pointe, le camp des Milles sont connus. La plus grande part des autres a disparu du paysage. Seules des mobilisations locales permettent de les redécouvrir, et de redonner, par quelques gestes symboliques, un sens à ces lieux, visages d’une République alors en voie de décomposition. Ils sont d’autres sentinelles du passé qui doivent nous alerter sur des dérives possibles.

Mémoire des Hommes, mémoire des idées, mémoire des pierres, la mémoire de la Déportation est un tout qu’on ne peut négligerµ

Dominique Durand

Président du Comité international Buchenwald Dora et vice-président de l’Association française Buchenwald, Dora et Kommandos.