Engrenage de la guerre : « La nuée de l’orage est déjà sur nous »

C’est ainsi que Jean Jaurès, dans son dernier discours prononcé à Vaise le 25 juillet 1914 alertait sur la gravité de la situation internationale, deux jours après l’ultimatum fulminé par l’Autriche-Hongrie à la Serbie. La gravité de la situation est extrême.

Face au danger extrême et immédiat de généralisation de la guerre, c’est un sentiment d’impuissance qui domine parmi les peuples, et que les mécanismes de régulation des grandes crises internationales ont été démantelés au cours de la dernières période.

Le danger aigu de la crise actuelle tient au fait que, dans le contexte de fragmentation militarisée de la mondialisation capitaliste, aucune des parties en présence ne peut se résoudre à reculer, à perdre, alors qu’elles s’affrontent pour la définition de nouvelles hiérarchies de dépendance. La question est : est-ce que l’une d’elles est prête à aller jusqu’au bout de l’affrontement ? Pour l’instant, non. Mais demain ?

D’un côté, le pouvoir russe fait considérablement monter les enchères en cherchant à reprendre l’initiative et à ressouder autour de lui ses appuis, après les flottements qui ont suivi les revers militaires dans la région de Kharkov. Pour lui, la guerre contre l’OTAN a déjà commencé. En décrétant la mobilisation partielle, il prend le risque de remettre en cause le compromis sur lequel il repose : assurer au peuple russe la stabilité, en échange de son désintérêt des questions politiques. La guerre devient désormais une réalité tangible pour des centaines de milliers de familles russes. Il faut se garder des discours annonçant l’effondrement du pays, présentant la Russie comme « village Potemkine » et reposant en réalité sur des clichés. Le pouvoir russe tient et depuis plusieurs années il n’a pris aucune grande décision sans être assuré du soutien d’une majorité de la population, réforme des retraites de 2018 exceptée. Quand Vladimir Poutine et son ministre de la Défense, Sergeï Choïgou, disent que « ce n’est pas tant une guerre contre l’Ukraine que contre l’Occident collectif », en utilisant comme argument l’aide massive que l’OTAN accorde à l’Ukraine (un total de 85 milliards de dollars depuis l’invasion russe de février 2022), cela fait écho à ce que pense une majorité de la population russe dont on pourrait résumer la perception de la situation par : « ce n’est pas nous qui avons quitté l’Occident, mais l’Occident qui nous a quittés ». Qu’en sera-t-il cette fois-ci avec la mobilisation ? Une des clés de la situation tient dans l’évolution qui va se produire maintenant dans la population russe qui ne peut plus vivre « comme si » la guerre n’existait pas. Contrairement aux clichés russophobes récemment recyclés, le peuple de Russie n’est pas une masse amorphe. La solidarité avec les pacifistes russes est nécessaire. Les protestations contre la mobilisation existent. L’exil contraint de plus de 250000 personnes fuyant la mobilisation en quelques jours est un phénomène important. Elles doivent être accueillies dignement.

L’évolution prochaine va également dépendre de la situation économique. Pour l’instant, le secteur « utile » pour le pouvoir, à savoir les hydrocarbures, qui représentent 40% du PIB russe, fait plus que résister aux sanctions étant donné qu’ils sont soutenus par l’explosion des prix. Les prévisions annoncent en outre une augmentation de 40% des exportations au cours des prochaines années. Force de constater que les manifestations courageuses contre la mobilisation n’ébranlent pas le pouvoir qui reste solidement installé sur ses bases matérielles, capitalistes kleptocratiques, et idéologiques, réactionnaires et nationalistes.

Par ailleurs, la conduite des référendums dans les républiques autoproclamées du Donbass et les territoires occupés va permettre au gouvernement russe de dire que l’Ukraine attaque le territoire de la Fédération de Russie avec l’aide des armes de l’OTAN. De ce point de vue, il ne faut pas tenir « pour du bluff » la menace nucléaire, et ce d’autant plus que la doctrine d’emploi russe a été élargie en 2020 afin de rendre possible un emploi tactique, et non plus uniquement stratégique, et a ouvert une possibilité d’emploi en premier. Enfin, il ne faut pas oublier que l’opposition au pouvoir la plus puissante et la plus influente est l’extrême-droite ultra-nationaliste, relégitimée depuis l’assassinat de la fille d’Alexandre Douguine, qui n’est pas « l’éminence grise » de Poutine, mais qui coagule un certain nombre de déchets idéologiques venus du pire de la tradition réactionnaire slavophile, des anti-Lumières et du fascisme occidental.

Enfin, la question de l’isolement ou non de la Russie sur la scène internationale est un autre facteur qui compte pour le pouvoir. D’un côté il se décrédibilise auprès de ses alliés proches, par exemple en ayant annoncé à l’Arménie, qu’il ne la soutiendrait pas en cas d’invasion azerbaïdjanaise, ce qu’ont aussitôt exploité les Etats-Unis en envoyant Nancy Pelosi à Erevan. D’un autre côté, le sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai, qui s’est tenu les 15 et 16 septembre à Samarcande, ont été l’occasion d’élargir cette alliance économique à l’Iran et plus largement au Moyen-Orient.

Cette montée des enchères du pouvoir russe s’accompagne en miroir du refus de toute négociation en Europe et en Amérique. On voit ici à quel point la logique de bloc participe à l’engrenage. Le discours de Joe Biden à l’assemblée générale de l’ONU s’inscrit pleinement dans son ambition stratégique de redessiner les contours de l’impérialisme américain en dévoyant les institutions multilatérales et en se faisant le héraut d’un soi-disant « camp des démocraties ». Avec un aplomb hypocrite rare, il est allé jusqu’à déclarer que « les Etats-Unis veulent que cette guerre se termine », alors qu’à eux seuls les USA fournissent la moitié de la totalité de l’aide militaire à l’Ukraine et renforcent leurs positions militaires en Europe. Et que dire du discours d’Emmanuel Macron qui enjoint, sur un ton paternaliste totalement désuet, les pays non-alignés à choisir leur camp ? Heureusement que d’autres chefs d’Etat ont délivré des discours à la hauteur de la situation, tel que Gustavo Petro, le président colombien, qui, dans une remarquable intervention, a conjugué impératif de la paix, urgence écologique et urgence sociale. Ce décalage montre à quel point la logique de blocs défendue par nombre de pays occidentaux n’est pas partagée.

Au-delà des discours, nombre de signaux vont dans le sens d’une escalade en Occident également. L’ancien secrétaire général de l’OTAN, Anders Fogh Rasmussen, vient de rédiger, avec l’appui du gouvernement ukrainien, un projet de traité de « garanties de sécurité », qui, entre les lignes, ouvre la voie à une entrée de l’Ukraine dans l’OTAN. L’UE prépare un 8e train de sanctions, en étant d’ailleurs à la peine pour en trouver de nouvelles, à moins que l’interdiction de délivrance des visas refasse surface. La décision des Etats baltes de ne pas délivrer de visa humanitaire aux Russes qui refusent la mobilisation est d’un cynisme rare et fournit des arguments au pouvoir russe. Surtout, l’idée qu’une victoire ukrainienne soit possible après le succès de la campagne d’Izioum est prise comme argument pour condamner toute idée de cessez-le-feu, comme l’a fait Ursula Von der Leyen.

Mais personne ne s’interroge sur le prix de la poursuite de la guerre sur sa première victime, le peuple ukrainien (Donbass inclus), qui subit bombardements, catastrophe humanitaire, violences en tout genres, crimes de guerre, exécutions, tortures, mauvais traitements, manque d’assistance médicale, d’eau et de nourriture. La poursuite de la guerre signifie la poursuite de ces violations des droits humains.

C’est dans ce contexte d’urgence et d’extrême gravité qu’il convient de reposer l’exigence d’un cessez-le-feu et de la paix. Le choix est clair : guerre ou paix. Les possibilités sont infimes, aussi grandes qu’un trou de souris. Mais il faut s’y engager.

Pour cela, il convient de combattre deux arguments qui reviennent dans le débat public.

D’une part, il y a ceux qui spéculent sur une victoire ukrainienne en renforçant l’envoi d’armes, y compris des chars, à l’Ukraine. Même avec l’aide de l’OTAN, cela relève pour le moment de la spéculation. La défaite n’est pas une option pour le pouvoir russe, de même que pour le pouvoir ukrainien. Parier sur une victoire ne repose sur aucun argument sérieux. On peut par contre être certain que cela participe de l’engrenage du conflit. Répétons-le : la poursuite de la guerre signifie la poursuite des destructions et des violences contre la population civile.

D’autre part, ceux qui pensent qu’un cessez-le-feu gèlerait la situation sur le terrain, y compris la présence de troupes russes en Ukraine. Mais le cessez-le-feu, nécessaire, doit s’inscrire dans une dynamique politique, celle de la paix, qui n’est pas simplement l’absence de guerre. Il est important d’y donner du contenu. Les négociations devront prendre en compte à la fois la souveraineté du peuple ukrainien, que piétine Poutine, et l’impératif de sécurité du peuple russe et de tous les peuples. Le ministre des Affaires étrangères chinois, Wang Li, a appelé à une « résolution pacifique du conflit » dans ce sens. Le président mexicain, Lopez Obrador, à la formation d’un groupe de contact international, incluant le secrétaire général de l’ONU. Plus largement, les nécessaires négociations, qui ne seront pas simples, doivent se placer dans un cadre plus large : celui de la construction d’une architecture équilibrée de sécurité collective pour les peuples d’Europe, dans laquelle l’OTAN n’a pas sa place. Pour y arriver, cela implique d’ouvrir la voie d’un désarmement négocié, global et multilatéral, dans les domaines nucléaires et conventionnels, le refus du recours au nucléaire. Enfin, pour l’Ukraine, dans un cadre européen de sécurité collective, il conviendra de poser la question de sa neutralité et du statut du Donbass.

Le chemin est étroit. Mais le courage politique impose de l’emprunter si l’on veut éviter la catastrophe.

Vincent Boulet,
membre de la Commission des relations internationales du PCF