Face à la montée de l’extrême droite, l’heure de vérité pour la gauche

Les élections du 11 septembre en Suède et les résultats probables des élections italiennes le 25 septembre prochain montrent, s’il en était encore besoin, qu’il est minuit moins une en Europe.

Ceux qui portent le nom orwellien de « Démocrates de Suède », anciennement dénommés « Parti du Reich du Nord », non seulement arrivent en deuxième position, avec 20,5 % des voix, mais encore sont en mesure de dicter au nouveau gouvernement libéral-conservateur minoritaire ses principales orientations. L’Italie, n’est pas en reste avec les « Fratelli d’Italia », dont la cheffe Giorgia Meloni vient de rendre hommage à Giorgio Almirante, inspirateur des lois antisémites de 1938. Ils se présentent comme l’aile marchante de la coalition de droite qui est en mesure de l’emporter. Cela rejoint la situation dans d’autres pays européens : Espagne, partie flamande de la Belgique, dans une moindre mesure le Portugal, où l’extrême droite est en position ascendante. Bien sûr, les médiations politiques qui assurent à l’extrême droite la possibilité de se placer au cœur de la vie politique diffèrent d’un contexte national à l’autre. Mais des points communs structurels, qui sont ceux de la crise européenne, se dessinent.

En premier lieu, preuve est faite qu’il ne faut ni sous-estimer, ni amoindrir le projet politique nauséabond ni sa force de frappe dans les sociétés européennes secouées par des crises multiples. Nous avons affaire à des partis racistes, xénophobes et antidémocratiques dont les racines historiques plongent dans les fascismes européens et plus globalement dans ce que Zeev Sternhell désignaient sous le terme d’« Anti-Lumières ». Les caractériser avec le terme de « populiste » ne rend pas compte de la réalité de leur objectif, qui implique à la fois refondation des sociétés sur des bases racistes, en exacerbant les paniques identitaires et les peurs, et écrasement de tout projet d’émancipation. Giorgia Meloni s’enorgueillit ainsi de mettre en avant le tryptique « Dieu, famille, patrie ». Et les Démocrates de Suède, qui défendent la « Suède aux Suédois », ont un projet proche de celui du RN français de « priorité nationale ». Ils accusent les immigrés de tous les maux du pays, dans un pays champion d’Europe des règlements de compte armés, même si la criminalité est globalement moindre aujourd’hui que dans les années 80-90. En outre, l’extrême droite est candidate au pouvoir et se met dans les dispositions de le conquérir et de l’exercer. L’extrême droite suédoise a de ce point de vue tiré les leçons de l’échec de sa consœur danoise, naguère puissante, qui est désormais en perte de vitesse faute, entre autres, d’avoir su se dépêtrer avec la question du pouvoir. Elle s’inspire davantage du « Parti des Finlandais » qui a déjà participé ou soutenu des gouvernements de droite.

La Suède, comme l’Italie, sont structurellement marquée par une crise de régime aiguë et prolongée, même si sa traduction politique diffère. Nicos Poulantzas avait pointé l’importance de l’absence de projet politique cohérent lié à une formation de classe ou à des institutions stables comme terreau du fascisme. Le gouvernement de Draghi n’est soudé par aucun projet commun à part l’utilisation des fonds européens. L’instabilité politique de la Suède depuis la crise de 2008 s’est renforcée lors de la dernière période en forçant les sociaux-démocrates à gouverner avec une partie de la droite, ce qui a accéléré la dérive de la direction de la social-démocratie suédoise vers le centre et a fait de la Suède le pays de l’OCDE où les inégalités ont le plus augmenté en trente ans, et où la crise du logement et du secteur de la santé sont extrêmement douloureuses. À cela il faut ajouter ces derniers temps la crise de l’énergie. La Suède, du fait de l’absurdité néolibérale du marché européen de l’énergie, est contrainte d’exporter de l’énergie pour atteindre l’équilibre des prix. Cela a conduit à l’explosion des tarifs de l’énergie, en particulier dans le sud du pays, où l’extrême droite est bien implantée.

Dans ce contexte, les recompositions internes au bloc bourgeois s’accélèrent. En Italie, la « coalition de centre-droit » (autre appellation orwellienne) sous la direction de l’extrême droite est l’aboutissement d’un processus commencé par Berlusconi dans les années 1990 sur le tas de fumier laissé par la démocratie-chrétienne corrompue et pourrissante. En Suède, les directions politiques de la bourgeoisie ont opéré deux ruptures majeures : celle d’en finir avec deux cents ans de neutralité en saisissant la guerre en Ukraine et la vacuité et faiblesse politiques des sociaux-démocrates comme des opportunités pour faire adhérer le pays à l’OTAN ; et celle d’opérer un mouvement en direction de l’extrême droite. C’est ainsi que la présidente du parti du Centre, Annie Lööf, a déclaré que toute politique de gauche et toute alliance avec la gauche était impossible, accommodant ainsi à la sauce suédoise « plutôt Hitler que le Front populaire ». Et que dire d’Anders Borg, du parti dit des « Modérés » et ancien ministre des Finances, qui dit aujourd’hui que « sur les questions cruciales de l’immigration, de la politique budgétaire, de l’écologie et les investissements, je ne pense pas que les différences [avec l’extrême droite] soient si énormes » ? On assiste donc à un double mouvement qui permet à l’extrême droite de prendre l’hégémonie sur la droite : d’une part la radicalisation d’une partie significative du bloc bourgeois qui cherche là de nouvelles coordonnées pour se stabiliser, et d’autre part la nécessité pour l’extrême droite, désireuse d’accéder au pouvoir, de passer pour ce faire des compromis avec le capital. L’évolution du positionnement d’une grande partie de l’extrême droite envers l’UE et l’OTAN en est la manifestation ; même si les coordonnées de ce compromis peuvent être instables, comme on peut le voir dans les tensions internes à la coalition de la droite et de l’extrême droite italienne entre « Fratelli d’Italia » et la Lega de Salvini.

Enfin, la crise et les défaites de la gauche et du mouvement ouvrier font prospérer l’extrême droite. La gauche italienne ne s’est jamais remise des échecs des gouvernements sociaux-démocrates. Si elle a pu regagner dernièrement une petite représentation parlementaire, les instabilités des coalitions, les rivalités entre petites organisations et entre personnes, et, pour certaines, un projet marqué par le « populisme de gauche », ne lui ont pas permis de sortir de sa crise. Le mouvement social et les syndicats ont porté le mouvement ouvrier italien mais celui-ci demeure pour le moment orphelin d’une représentation politique stabilisée dans la durée. En Suède, l’accentuation de l’orientation centriste du gouvernement social-démocrate a laissé un espace politique non comblé. Le Parti de gauche, membre du groupe The Left au Parlement européen, a reculé lors de ces élections législatives (passant de 8% à 6,75% et de 28 à 24 députés sur 349) en obtenant ses meilleurs résultats en milieu urbain, dans les trois plus grandes villes du pays, Stockholm, Malmö et Göteborg. Il a cependant essayé de mettre en œuvre une stratégie orientée vers la « ceinture de rouille », les anciennes régions industrielles. Il faut donc relever que le Parti de gauche se pose la question du bloc social aux intérêts desquels la gauche doit répondre, à savoir non seulement les couches moyennes urbaines, mais également les classes populaires des anciennes régions industrielles voire des régions rurales. S’il n’en pas récolté les fruits lors de ces élections, il sera intéressant de voir comment un tel redéploiement va pouvoir se concrétiser lors de la période politique qui s’ouvre en Suède. Et ce d’autant plus que des mouvements sont perceptibles au sein des syndicats, historiquement liés à la social-démocratie, mais dont certains milieux manifestent désormais des ouvertures sur sa gauche.

Cela pose l’ampleur des défis pour la gauche européenne, face à l’émergence d’un bloc droitier, afin d’assurer l’émergence d’une perspective majoritaire, sociale et politique, et l’unité de notre camp social et politique, la gauche, sur des bases permettant d’ouvrir des brèches dans la logique capitaliste. Ces défis sont de trois ordres : celui du bloc social sur lequel construire une majorité, celui du contenu politique permettant de rendre crédible une perspective de rupture sociale et démocratique, et celui de l’outil politique à utiliser dans cet objectif et du front unique à construire. Les réponses à ces défis ne sont pas immédiates. Elles demandent une élaboration commune et des vérifications dans le mouvement politique et social concret. Mais elles sont d’un haut niveau. Aussi haut que ne l’est le niveau des futures confrontations sociales et politiques.

Il est minuit moins une. Pas encore minuit.

Vincent Boulet
membre de la commission des Relations internationales