Iran : Une révolution culturelle irréversible

visuel_manifestaioniranétudiants.jpg

La mort de la jeune irano-kurde, Mahsa Amini, le 16 septembre 2022, à la suite des blessures que la police des mœurs lui a infligées pour «tenue indécente», marque le début d’une révolution culturelle. L’indignation générale s’est transformée en manifestations traduisant une rupture irréversible entre le régime et la société.

Esprit de contestation et transformations de la société

En donnant la parole au peuple, la révolution iranienne de 1979 a nourri un esprit de contestation qui ne s’est jamais démenti. Si le pouvoir, contrôlé par le clergé chiite, a longtemps bénéficié d’un soutien populaire incontestable construit autour d’un consensus révolutionnaire et nationaliste, il a aussi souvent été attaqué traduisant l’attachement des Iraniens à la république et à la liberté.

Depuis la révolution, trois générations se sont succédé dans une société qui s’est modernisée, urbanisée et sécularisée.

Pour l’essentiel, la génération qui a chassé la tyrannie du Shah ou participé à la guerre contre l’Irak a adhéré à l’idéologie du pouvoir en place. Celle des 35-50 ans, la plus nombreuse, a bénéficié de la politique volontariste d’instruction publique. Plus diplômée et ouverte sur le monde, elle a fait de la réussite économique et sociale son principal objectif. Elle a cependant pris ses distances avec l’idéologie dominante et les élites corrompues tout en acceptant un modus vivendi. La rupture de l’accord sur le nucléaire par Trump a fracassé tous ces espoirs.

La crise économique, sociale et sanitaire suscite aujourd’hui dans le pays un mécontentement général. À la prévarication, à la mauvaise gestion structurelle des mollahs et de l’oligarchie en place s’ajoutent les sanctions américaines illégales, immorales et injustifiées qui écrasent le pays et ont plongé la moitié de la population dans la pauvreté. Téhéran est depuis en marge de la scène internationale.

Dans ce contexte social explosif, les conservateurs, dont le président Ebrahim Raïssi, détiennent désormais tous les leviers du pouvoir et ont décidé d’un retour par la force à l’ordre moral islamique. Cela s’est traduit partout par un renforcement des contrôles à l’égard des femmes qu’ils veulent invisibiliser. Il y a également la volonté d’éliminer le républicanisme et toute idée de citoyenneté afin de fonder une civilisation basée sur des valeurs exclusivement religieuses.

Ce régime théocratique, qui tend vers une tyrannie militaire repose sur deux piliers : le clergé chiite et le corps des Gardiens de la révolution (Pasdarans). L’influence de ces derniers sur la vie politique est croissante et leur mainmise sur l’économie considérable. Ils sont les artisans de la politique répressive aveugle à l’occasion de chaque contestation (1999, 2009, 2017, 2019).

Les caractéristiques d’une révolution culturelle

Le soulèvement iranien est une lame de fond exceptionnelle, profonde, sérieuse, qui vient de décennies d’oppression.

Depuis l’instauration du régime islamique, les femmes font l’objet d’une violence systémique et patriarcale qui prend d’innombrables formes. Il importe de prendre cependant ses distances avec certains clichés qui assignent à la femme iranienne un statut de victime de l’autorité patriarcale écrasée par le poids de la tradition et de la religion. Les luttes des femmes sont anciennes et celles d’aujourd’hui, multiformes, viennent de loin.

Depuis la révolution, le niveau d’éducation des femmes iraniennes n’a pas cessé de croître et l’université s’est féminisée. Toutes ont connu une chute du taux de fécondité et leur place dans la famille et le travail a évolué. Historiquement, elles ont toujours été partie prenante des mouvements. Aujourd’hui, elles jouent un rôle offensif de premier plan. Certaines d’entre elles, avec beaucoup de courage, arrachent leur voile qu’elles perçoivent comme un symbole d’oppression s’exposant à un déchaînement de brutalité. Mais ne nous y trompons pas, ce n’est pas tant le voile que les femmes veulent éradiquer mais l’imposition de la norme cléricale dans l’espace privé et public qui contrôle et s’ingère dans leur vie.

L’Iran n’est pas un pays jeune mais la jeunesse privée d’horizon est le cœur battant de ce soulèvement et un défi pour le pouvoir. Elle n’est pas imprégnée des mythes et souvenirs de la révolution mais elle est consciente de ses droits et rejète l’insupportable tout en vivant dans un pays paria et cadenassé.

La jeunesse s’est fédérée aux minorités ethniques et religieuses (sunnites), comme les Baloutches ou les Kurdes qui sont depuis longtemps maltraités. En raison d’une structuration politique enracinée, la contestation s’avère plus active et fait l’objet d’une répression particulièrement sanglante.

Au Kurdistan iranien, les forces de l’ordre ont ouvert le feu sur des manifestations dans plusieurs villes. Des bombardements ont lieu actuellement dans le nord de l’Irak où les directions politiques des partis d’opposition (PAK, Komala, PKI, communistes) sont réfugiées.

Mais plus globalement, à côté des femmes, de la jeunesse et des minorités ethniques, c’est toute une société qui se soulève car la légitimité conférée à la révolution de 1979 s’est dissoute. A côté du slogan « Femmes ! Vie ! Liberté ! », les mots d’ordre ciblent la république islamique et le guide suprême, Ali Khamenei.

Conformément à la majorité des luttes qui parcourent le monde, ce mouvement n’a pas de leader, n’est ni coordonné ni structuré autour d’une organisation ou d’une idéologie. Son caractère multiforme est amplifié par les réseaux sociaux. Depuis presque trois mois il s’enracine dans les périphéries du pays et les petites villes, ne connaît pas jusqu’à présent de manifestations massives mais des centaines de rassemblements, difficilement contrôlables par des forces de police débordées.

Ces changements appellent la liberté individuelle, un État de droit qui fonctionne mieux et qui ne soit pas corrompu ainsi que la démocratie. Il y a aussi une critique radicale de l’ordre religieux, inégalitaire, oppressif afin de redéfinir l’égalité des sexes dans tous les espaces de la société et ainsi dénaturaliser les rapports de violence. Cet ensemble revendicatif, qui touche au noyau dur du système, contraste avec des structures politiques figées qui limitent toujours plus les aspirations et accentuent la violence politique en ciblant les femmes, les jeunes et les démocrates.

Quelle suite face à la répression ?

Les autorités ont été surprises par l’ampleur des manifestations et adoptent la méthode dure avec les commandos d’élite et les bassidji. On compte plus de 450 morts dont des enfants et des femmes. 18 000 personnes ont été arrêtées et 10 d’entre elles ont été condamnées à mort. Celles qui sont incarcérées n’ont pas accès à un avocat, subissent des tortures physiques et psychologiques pour les contraindre à de faux aveux.

Il y a une unité dans les états-majors, les forces de l’ordre… mais cela grogne un peu dans les échelons inférieurs. Les débats internes entre conservateurs et modérés n’ont plus d’influence sur les manifestants, et la population ne se laisse pas abuser par la supposée abolition de la police des mœurs.

Ce soulèvement est un nouveau coup de butoir contre le régime, une révolution culturelle de forte intensité car cette société moderne ne se reconnaît plus dans le régime actuel incapable de proposer une réponse politique.

Les jeunes générations ne sont plus disposées à attendre pour améliorer leur vie. Elles sont soutenues par leur parents qui ne les ont cependant pas rejoints dans la rue tant ils sont écrasés par les crises et découragés par l’absence d’alternatives politiques. L’appel à la grève lancée sur les réseaux sociaux sera un indicateur de l’élargissement de la mobilisation, sans lequel il y a un sérieux risque d’isolement et de répression violente.

Par ailleurs, les progrès du programme nucléaire iranien pourraient avoir de lourdes conséquences pour ce mouvement révolutionnaire. Israël envisagerait de passer à l’action militaire ce qui ne manquerait pas de provoquer une unité nationale autour du pouvoir renvoyant encore à plus tard les aspirations au changement.

Quelle attitude pour la France et l’Union européenne ?

E. Macron a reçu des femmes iraniennes et a raison de poursuivre les discussions avec les autorités car la pire des solutions serait d’isoler Téhéran.

Le seul moyen de pression actuel est le dossier sur le nucléaire rompu unilatéralement par Trump alors qu’il avait été validé par une résolution des Nations unies. Le seul résultat de l’abandon des accords de Vienne est d’avoir engendré une paupérisation de la population, une relance du programme nucléaire et le retour au pouvoir des plus radicaux.

Accompagner cette mutation de la société iranienne et soutenir ce soulèvement devraient être la préoccupation majeure des autorités françaises et européennes. Cela impose un changement de politique indispensable qui passe par un retour à la table des négociations pour obtenir la signature de l’accord sur le nucléaire et la levée des sanctions. Il s’agit de la seule alternative crédible si l’on veut que cette révolte ne soit pas vaine et prélude à d’autres changements.

Pascal Torre
responsable-adjoint du secteur international
chargé du Maghreb et du Moyen-Orient