La bataille culturelle – Extraits du rapport introductif de Pierre Dharréville à la Convention Culture du 2 décembre

Publié le 06 décembre 2023

C’est cette situation qui nous a conduits à poser la question de la bataille culturelle. La bataille culturelle fait rage. Éric Zemmour la mène et le dit, il en va de même pour Marine Le Pen qui détourne Gramsci.

Il faut faire face à ces offensives puissantes et au dénigrement de la pensée émancipatrice, autrefois qualifiée de droits-de-l’hommiste et aujourd’hui englobée dans la nébuleuse d’un introuvable wokisme. Depuis trop longtemps, les pouvoirs dominants nous mettent sur la défensive, nous placent dans la posture des conservateurs. Et ils ont tant détruit que nous assumons vouloir rebâtir. Nous savons pourtant que cela ne peut suffire à dessiner une ligne d’horizon. Nous savons aussi que le mouvement du monde n’est pas linéaire et qu’il est la somme de forces contradictoires. Le mouvement social contre la réforme des retraites montre qu’il y encore un imaginaire vivace du progrès social, du partage des richesses, de l’égalité. Le mouvement féministe montre aussi sa capacité à imposer, malgré l’adversité, des avancées pour les droits des femmes. La conscience écologiste grandit. Il y a des ressources également dans le mouvement antiraciste. Il y en a dans les aspirations pacifistes. Comment tout cela peut-il faire mouvement ? Il ne suffit pas de faire des additions et l’on ne saurait s’abstraire des disputes et des contradictions. Il nous faut sans doute mieux raconter notre rêve, mieux raconter notre lutte, nos luttes. Mieux les partager. Car sans balayer les questionnements de stratégie politique ou électorale, qui relèvent d’une autre discussion, peut-il se passer quelque chose sans les ressources premières de ce qui nous permet d’entrer dans le grand dialogue des humains, sans le théâtre, sans la littérature, sans la chanson, sans la danse, sans la peinture et tant d’autres choses… Or, ce n’est pas le hasard si se déploient des logiques de formatage et même de censure… Il faut s’occuper de ces représentations qui s’écoulent dans les fibres et les processeurs qui parcourent le monde. Nous avons besoin de ressourcer en permanence notre langue, d’entretenir en permanence nos échanges, de reformuler en permanence nos désirs. Pour inventer des mondes, pour inventer le monde, dans l’entremêlement du réel et de l’imaginaire.

Pour nous qui sommes des partisans de l’émancipation humaine, la bataille culturelle, c’est d’abord la bataille pour la culture elle-même, pour la création, pour l’art, pour leur plein et libre développement, pour leur pleine et libre appropriation. Là, se joue la liberté de s’exprimer à sa façon, c’est-à-dire de se manifester, au sens d’exister, d’interagir, d’aller plus loin que soi. Là se joue l’articulation entre le singulier et le commun qu’il faut susciter tous les deux. Il y a bien des combats à mener pour améliorer les conditions de vie matérielles, mais si l’on circonscrit ces conditions de vie matérielles aux besoins purement organiques, la Révolution, si l’on peut s’autoriser à parler ainsi, n’est qu’un projet technique. Le bonheur d’être humain se désaltère à la force, à l’émotion, à l’émerveillement, au sens de ce que nous partageons. La culture doit être au cœur de tout projet d’émancipation, et nous savons, je le dis au passage, qu’il n’existe pas de culture sans travailleurs et travailleuses de la culture.

La bataille culturelle, c’est la bataille du sens, la bataille des imaginaires, la bataille de l’humain. Pour ne pas qu’il soit réduit à une fonction productive, à une fonction consommatrice, à une fonction d’instrument, à une fonction de réceptacle. Pour échapper au syndrome du hamster dans sa roue. Au fond, nous voulons que soit posée en grand et en permanence dans le débat politique cette question dénigrée et écartée : quels humains voulons-nous être, quelle humanité voulons-nous être ?

Nous sommes confrontés à d’immenses défis, en même temps que nous disposons d’immenses ressources. Dans ce monde dont nous apprenons les limites et la finitude, à l’heure du défi climatique, quelle place pour le genre humain ? Dans le monde de l’hyperconnexion, de l’hypercommunication, de l’hypernumérisation, de l’intelligence artificielle, quel avenir pour le genre humain ? Dans ce monde entraîné dans une fuite en avant capitaliste prédatrice, que peut le travail et ne faut-il pas le réinventer ? Dans ce monde où se déchaînent les rapports de domination, comment faire émerger un nouvel universalisme partagé ? Dans ce monde où les médias, les réseaux sociaux et les algorithmes peuvent être utilisés pour manipuler les esprits, comment réveiller la liberté de conscience ? Dans ce monde où la marchandisation et la financiarisation gagnent du terrain, la culture peut-elle se sauver, et nous sauver ?

La bataille culturelle se décline en une multiplicité de batailles : elle se joue concrètement sur les défis les plus aigus, qui convoquent les représentations du réel et des possibles. Nous appelons à réveiller l’humain en chacune et chacun, nous appelons à mener la bataille culturelle, la bataille des idées, la bataille du sens, nous appelons à s’interroger, à penser au-delà de nous-mêmes.

Quelles en sont les lignes de fracture, de rupture, d’affrontement ? Quelles en sont les convergences possibles ? Quels en sont les nœuds ? Quels sont les mouvements à opérer ? Comment se situer, comment peser dans cette bataille ?

Nous voulons élever notre niveau de conscience et ouvrir l’espace de nos imaginaires pour transformer les conditions culturelles et les rapports sociaux. Pour donner de l’élan à une vaste contre-offensive de l’humain. Bataille culturelle, bataille pour l’émancipation. Indissociablement. « Il faut sans cesse affirmer que rien n’est fini, que tout commence », affirme Robert Guédiguian dans Et la fête continue. C’est la fête que nous voulons dans les vies, c’est l’espoir que nous voulons réveiller dans les têtes. Nous en appelons, comme Paul Vaillant-Couturier le faisait en 1936, à « l’intelligence ».

Il est urgent de libérer la création pour qu’elle ne soit pas empêchée d’être un moteur de l’émancipation humaine, de libérer la recherche comme l’information des critères de rentabilité pour permettre à chacun d’exercer à fond sa liberté de conscience. Le monde du capital est bel et bien un monde sans esprit. Il vide nos vies de leur sens et de leur saveur. Alors parlons de la bataille culturelle, cherchons à mieux l’appréhender pour mieux la mener, pour mieux la gagner. Nous voulons conduire cette réflexion avec vous, actrices et acteurs du monde de la culture, des arts, de la création, de l’éducation populaire, avec vous, intellectuels, chercheurs, chercheuses, militantes, militants, sociétaires du genre humain.

Article publié dans CommunisteS, numéro 975, du 6 décembre 2023.