Le poutinisme de guerre : retour sur le discours de V. Poutine du 21 février

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Le 21 février dernier, Vladimir Poutine délivrait son discours annuel sur l’état de la Russie, exercice constitutionnellement obligatoire, en dépit du fait que le président russe s’en soit dispensé l’année passée. Les principaux éléments de son discours (diatribe anti-occidentale, adresse à l’oligarchie, suspension de la participation au traité New Start) ont été abondamment commentés. Il est cependant utile d’y revenir, pour souligner les éléments saillants à prendre en compte dans la prochaine période car ils sont issus d’un certain consensus dans les classes dirigeantes russes, au-delà du « Kremlin ».

Un des principaux enseignements de ce discours est sa tenue en soi. Il revêt un enjeu important pour le pouvoir, en premier lieu envers les classes dirigeantes, économiques, politiques, militaires et cléricales dont il est l’émanation. Ces dernières sont globalement solidaires des décisions prises, si l’on excepte le conflit ouvert par Prigojine, mais elles détestent l’instabilité et l’incertitude. Or, la guerre que le pouvoir a décidé de lancer en Ukraine est lourde de tout ce qu’elles abhorrent : une aventure à l’issue incertaine et aux très lourdes conséquences sur la manière dont le capitalisme russe s’inscrit dans les recompositions de la globalisation. L’objectif de ce discours est de redessiner les termes du pacte entre les différentes fractions de la bourgeoisie et le pouvoir. Ensuite, si le désir premier de Poutine n’est sans doute pas de casser l’image de « papy bunker », il importe de délivrer un récit au peuple russe, pour dépasser l’échec stratégique de la soi-disante « opération militaire spéciale », initialement présentée comme une action de police armée qui devait aboutir à l’effondrement du « régime de Kiev » comme un château de cartes. On aurait tort de réduire le soutien majoritaire du peuple russe à la guerre, pris globalement parlant et avec de nombreuses contradictions, aux seuls effets de la propagande. Il dépend des conditions politiques, économiques, sociales dans laquelle elle est menée. On néglige souvent que le sentiment qui est le plus répandu en Russie est la peur de la guerre, et ce depuis de nombreuses décennies. Là encore, il est important pour le pouvoir de montrer qu’il agit, dans le cadre d’une situation qu’il n’a pas anticipée, à savoir une guerre longue qu’il cherche à justifier a posteriori. Aussi bien envers la bourgeoisie qu’envers le peuple russes, le pouvoir devait tirer les leçons de l’échec de l’offensive éclair pour s’inscrire dans une guerre qui pourrait durer au-delà de l’élection présidentielle de 2024. C’est ainsi que l’on peut comprendre les références à la fin de l’URSS, présentée comme un contre-modèle. Le spectre de la guerre d’Afghanistan, qui est globalement un impensé dans les discours publics en Russie, plane sur le discours de Poutine et sur le régime. Durant les 1 h 45 d’intervention, l’idée de ne pas reproduire l’augmentation non contrôlée des dépenses militaires, qui a coulé le budget soviétique dans les années 1980, et plus globalement d’éviter de répéter la stagnation puis le dépérissement de l’appareil d’État soviétique, est revenue à plusieurs reprises. On renoue ici avec une vieille obsession du régime : trouver les moyens de sa propre reproduction pour ne pas finir comme Tchernenko.

C’est ainsi que l’on peut relever six éléments.

1- La guerre est à la fois centrale et absente du discours. A part pour rendre hommage aux combattants, l’Ukraine en tant que telle est rapidement évacuée, ce qui laisse de côté la question des buts de guerre, toujours inexistants, comme au premier jour de l’offensive. Par contre, la diatribe contre « l’occident collectif », à qui est renvoyée la responsabilité du déclenchement de la guerre, est violente. Cette partie du discours fait écho à un sentiment fort dans la population russe : celui d’avoir été trompé par l’Occident. L’historique, tel qu’il est reconstitué, remonte à l’intervention de l’OTAN en Yougoslavie en 1999 et va jusqu’au mépris avec lequel l’Alliance atlantique a considéré le plan russe de novembre 2021, qui n’était sans doute pas acceptable pris dans sa totalité mais qui avait le mérite d’être une première proposition. Il touche là à un point dont il faudra bien parler pour une solution négociée : l’architecture de sécurité collective en Europe et l’indivisibilité de la sécurité, notion qui figure d’ailleurs dans les 12 principes présentés par le gouvernement chinois. Mais pour le moment, le pouvoir russe n’en est pas là : aucune porte de sortie du conflit n’est proposée. V. Poutine a en effet renforcé dans son discours l’essentialisation de « la guerre » qui l’oppose à l’occident pris comme un bloc, en y apportant une dimension presque eschatologique, en tout cas existentielle. C’est l’aspect le plus dangereux du discours car il va à l’encontre de l’idée même d’une solution politique. L’exacerbation de la dimension civilisationnelle, qui n’était pas présente au début de la guerre mais qui a peu à peu gagné en force dans la direction russe, dessine la perspective d’un conflit sans fin. Il est à noter que V. Poutine ne se fixe pas l’objectif de la « victoire » dans cette « guerre ». Le terme « victoire » n’apparait dans le discours que pour parler de réalisations économiques. Il termine son discours par la phrase « la vérité sera à nous », renforçant la dimension civilisationnelle, et non pas par la formule de Molotov dans son discours du 22 juin 1941 « la victoire sera à nous ».

2- Pour mener à bien cette guerre longue, d’autant plus longue qu’il s’agit, dans l’esprit du pouvoir russe, d’une guerre civilisationnelle sans but concret, il importe de construire une économie de guerre. Prenant le contre-pied d’une certaine image de déconnection, V. Poutine annonce ici soit des orientations économiques, soit des mesures concrètes précises. On ici passe sans transition de la vision eschatologique à l’intendance : aides de l’État dans le domaine de l’industrie d’armement, prêts préférentiels de la banque centrale aux entreprises qui investissent, fonds d’aides aux combattants et à leurs familles, aides aux régions rurales, augmentation du salaire minimum qui remplira son rôle de filet de sécurité social, et non plus seulement de montant assez théorique servant à calculer le niveau des prestations sociales. Il sera, pour la première fois, supérieur au minimum vital. Il faut également relever l’annonce de la sortie de l’enseignement supérieur du système de Bologne, non pas dans un sens progressiste, mais pour acter de la rupture avec le système européen. Enfin, sur le plan économique, V. Poutine se félicite de la résistance de l’économie russe aux sanctions européennes et américaines. Il est vrai que le FMI annonce que la croissance russe sera supérieure en 2024 à celle de la zone euro et que les échanges internationaux russes poursuivent leur dédollarisation : environ 50% sont réalisés soit en roubles, soit dans une monnaie des pays « amicaux » (en yuan par exemple).

3- Derrière ces mesures se dessine une nouvelle étape du capitalisme russe et des relations avec l’oligarchie. V. Poutine a beau jeu de s’appuyer sur le fait que personne ne pleure en Russie les confiscations dont les « oligarques » sont victimes à l’étranger. Mais ce serait un contre-sens que de dire que le régime cherche à soumettre l’oligarchie. Le capitalisme russe n’est pas un capitalisme d’État. Poutine l’a d’ailleurs bien rappelé dans son ode à la propriété privée, dont la place s’est renforcée durant sa présidence depuis 2000. L’appel qu’il lance aux oligarques en disant que leur avenir est en Russie, abondamment commenté, n’est pas réellement contraignant. Le pouvoir n’a d’ailleurs pas les moyens d’y apporter une telle dimension. Mais il met à profit la guerre pour essayer de solutionner un problème clé du capitalisme russe : la fuite des capitaux à l’étranger. Le discours dessine un avenir centré non plus uniquement sur les hydrocarbures mais également sur les nouvelles technologies, sur l’industrie voire sur l’agriculture, dont Poutine célèbre les réalisations. Cela renforce d’ailleurs les positions des ministres en charge de ces domaines : Dmitri Patrouchev pour l’agriculture, fils du secrétaire du conseil de sécurité nationale, le puissant Nikolaï Patrouchev. S’affiche donc une volonté de diversifier l’économie russe en s’appuyant sur des investissements privés alimentés par des prêts préférentiels de la banque centrale. L’avenir dira si ce pari peut être tenu.

4- Les aspects idéologiques de la diatribe anti-occidentale et du modèle de développement national sont explicités dans le discours ; et ils puisent dans le courant autoritaire et réactionnaire. En premier lieu, le discours du « déclin de l’Occident », assorti d’un appel direct à Dieu, prononcé devant le patriarche de Moscou, incroyable alors que l’Eglise est toujours officiellement séparée de l’État, renoue avec toute la tradition des anti-Lumières européennes, d’Oswald Spengler à Julius Evola. Par ailleurs, peu de commentateurs ont relevé que la seule référence directe, à vocation politique, du discours était Stolypine. Ce n’est pas anodin. Ce principal ministre de Nicolas le Sanglant a lancé un programme de réformes autoritaires pour tenter de sauver le régime tsariste secoué par la révolution de 1905 en s’appuyant sur des paysans aisés accédant à la propriété (les « koulaks »). En Russie, on se souvient de la « cravate Stolypine » (la potence) et des « wagons Stolypine » (de déportation). Ces tendances montrent, s’il était encore besoin, que le régime russe appuie ses références idéologiques et politiques sur le chauvinisme grand-russe, mâtinée des déchets idéologiques de l’extrême-droite européenne.

5- C’est sur ces bases que se dessinent les évolutions du régime, dans un sens toujours plus autoritaire. La tenue des élections régionales de septembre 2023 et des présidentielles de 2024 est confirmée. Il s’agit d’un message envoyé aux classes dirigeantes : le régime ne plonge pas dans l’inconnu constitutionnel. Reste à savoir dans quelles conditions. V. Poutine ne dit rien de ses propres intentions, bien qu’à n’en pas douter les grandes manœuvres sont ouvertes en coulisses depuis le référendum constitutionnel de juillet 2020. La place accordée aux opposants politiques dans le discours mérite d’être relevée. Dénoncés comme des « nationaux-traîtres », les exilés ont droit à une phrase plutôt alambiquée (« Nous ne règlerons pas nos comptes avec ceux qui ont fait un pas de côté en abandonnant leur patrie. Que cela leur reste sur la conscience »). La possibilité de leur retour éventuel n’est donc pas écartée pour l’instant. Il semble qu’il y ait débat à l’intérieur de la direction russe sur le sort à leur réserver. Toujours est-il que cela n’annonce rien de bon pour les opposants intérieurs soumis au tour de vis répressif, notamment envers les pacifistes courageux ou simplement les familles de conscrits qui veulent connaître le véritable sort réservé à leurs enfants. Là encore, il également relever un des non-dits du discours qui tient au fait que la société russe n’est pas binaire. Entre les partisans « du pouvoir » (encore faut-il savoir de quel pouvoir s’agit-il et pour quel type d’actions) et les opposants (qui ne se réduisent pas à l’antisémite Navalny), il y a une zone intermédiaire assez grande : ceux qui se sont réfugiés dans l’exil intérieur, ceux qui pensent que la guerre n’est pas une bonne solution mais « qu’on n’a malheureusement pas le choix », ceux qui s’opposent à la politique intérieure du gouvernement mais se reconnaissent peu ou prou dans sa politique extérieure, ceux pour qui prime l’idée que tout est préférable au retour des années 1990, ceux qui se réfugient dans la religion… L’essentialisation du conflit avec l’Occident concourt aussi à l’objectif de rallier une partie de cette zone mouvante et d’essayer d’imposer une binarité, étrangère à la réalité de la société russe. C’est pour cela d’ailleurs que les expressions de russophobie ou les injonctions à la « dissidence » servent le régime.

6- Enfin, bien sûr, le discours se conclut sur l’annonce du retrait de la participation russe au traité New Start. V. Poutine prend soin de préciser qu’il ne s’agit pas d’une dénonciation. C’est pourtant le dernier clou porté au cercueil des traités de désarmement liant les États-Unis à la Russie, venant après une longue série de ruptures d’accord dont les États-Unis sont par ailleurs à l’initiative. L’annonce est forte. Elle est surtout symbolique et destinée à envoyer un message politique. Concrètement, elle scelle en réalité un état de fait : les visites réciproques de sites nucléaires sont de toute manière interrompues depuis 2022. Le changement réel concerne l’interruption probable d’échanges d’informations sur l’état des arsenaux nucléaires, des ogives et des vecteurs. Ceci dit, V. Poutine n’écarte pas la possibilité d’une future reprise des négociations sur le contrôle de l’armement nucléaire, en évoquant les arsenaux britannique et français. Par ailleurs, il a ouvert la porte à une suspension du traité de 1996 d’interdiction des essais nucléaires. Il y a fort à parier que cela annonce la publication d’une nouvelle doctrine de politique étrangère, pour remplacer celle de 2016. En effet, la suspension de la participation à New Start se double de l’abolition de l’oukaze de mai 2012 sur les moyens de la politique étrangère, qui s’appuyait sur l’ambition de coopérations avec l’UE et l’espace atlantique. De tout cela, il n’est plus question aujourd’hui. C’est là encore l’officialisation d’un état de fait.

En conclusion, ce discours est important à deux points de vue. Il marque une nouvelle étape dans la radicalisation nationaliste, progressive mais continue, du pouvoir russe, qui s’inscrit dans un affrontement global et de longue durée avec l’espace nord-atlantique. Il dessine également les outils économiques et sociaux d’une guerre longue. La dernière question concerne donc les implications concrètes. Ce discours n’intervient pas à n’importe quel moment. Le même jour Biden réunit le « B 9 » à Varsovie, c’est-à-dire les chefs d’État et de gouvernement des neufs pays d’Europe orientale, totalement sous l’emprise américaine. Au même moment, la Chine entreprend une mission de bons offices en proposant un plan de paix assorti d’une déclaration de principes fondés sur l’indivisibilité de la sécurité. Nous sommes à un moment de basculement possible. Soit c’est la logique de l’affrontement sans fin qui l’emporte, sur des braises soufflées par Poutine et par Biden, soit c’est une logique de sortie négociée du conflit, qui ne se fera pas sans mise en discussion de la refonte globale de l’architecture de sécurité collective non seulement en Europe, mais également au niveau international. C’est cette seconde option à laquelle la France doit répondre et être partie prenante

Vincent Boulet
responsable des affaires européennes
membre de la commission des relations internationales du PCF