Libye : itinéraire d’un désastre

Publié le 04 octobre 2023

Les inondations à Derna ont fait plus de 6 000 morts et 10 000 disparus. Au moins 43 000 personnes dont 16 000 enfants ont été déplacées. Près de 880 000 personnes sont impactées par la catastrophe (1).

Il a pu tomber l’équivalent de deux ans de pluie en 48 heures sur la ville, une conséquence du cyclone « Daniel », un type « medicane » caractérisé par des pluies intenses, né quelques jours plus tôt en Méditerranée. L’intensité hors norme de ce phénomène trouve son origine dans les températures anormalement élevées de la mer Méditerranée, conséquence du réchauffement climatique.

L’accumulation des pluies a rompu deux des barrages protégeant la ville des crues, occasionnant l’essentiel des victimes. Ces ouvrages présentaient dès 1998 des fissures qui n’ont jamais été réparées. En 2007, le régime de Mouammar Kadhafi confie à une compagnie les travaux de réparation qui, faute de paiement, ne les entame qu’en octobre 2010, avant de les suspendre moins de cinq mois plus tard avec la chute du dictateur. Depuis, les gouvernements successifs n’ont eu de cesse d’allouer des budgets sans effectuer de travaux. En 2021, l’équivalent libyen de la Cour des comptes pointait les « tergiversations » des ministères en charge. Deux ans plus tard, la majeure partie de la ville était emportée par une catastrophe dont l’essentiel des victimes auraient pu être évitées (2).

La Libye, qui dispose des réserves pétrolières les plus abondantes d’Afrique (3), ne manque pourtant pas de moyens.

En mars 2011, durant la révolution libyenne, les combats opposant les forces fidèles à Kadhafi contre celles des rebelles opposés à son régime atteignent un point critique et les insurgés sont en mauvaise posture. Le 10 mars, la France, présidée par Nicolas Sarkozy, surprend ses partenaires européens en étant le premier pays à recevoir des représentants du CNT (Conseil national de transition) et à déclarer ce dernier comme « représentant légitime du peuple libyen ».

Le Président, qui œuvre depuis des jours à l’obtention d’un appui européen en vue d’une intervention militaire, se retrouve isolé, et seule l’intervention de l’Arabie saoudite et du Qatar va finir par l’appuyer et déclencher une réaction en chaine.

La « nouvelle Libye » proclamée à Benghazi le 23 octobre 2011, voulue par le Président Sarkozy et Bernard-Henri Levy fut mise en place après 100 jours de bombardements sur Tripoli, 4 000 missions aériennes, 300 millions d’euros officiellement dépensés, pour déboucher sur une économie de la violence, une nouvelle forme de prédation, l’esclavage des migrants du Sahel et la charia.

Deux guerres civiles plus tard, l’internationalisation du conflit est générale entre les restes du gouvernement de l’Est (où se situe la majorité des réserves de pétrole) contrôlé par l’armée du maréchal Haftar soutenu par la Russie (dont des membres de Wagner), l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, l’Égypte, ainsi que la France, et le gouvernement « d’union » issue du CNT, dont l’ancien président était proche des Frères musulmans, épaulé par une kyrielle de milices, ainsi que la Turquie et le Qatar. Nommé à l’ONU, Mohammed el-Menfi, nouveau Président du conseil, a pour enjeu la réunification des armées et la tenue d’une élection présidentielle. En juillet, il demandait à la Russie de « l’aider à expulser les troupes étrangères »…

Notre politique belliqueuse en Libye aura non seulement renvoyé le pays des années en arrière, divisé le peuple, mais aussi provoqué une déstabilisation générale au Sahara et au Sahel, par notre encouragement à la circulation d’armes de guerre. Ce dernier point entraînera des conséquences immédiates dans l’alimentation du terrorisme et des guerres civiles au Sahel : Boko-Haram, Mali, Sahara occidental, jusqu’au Niger et Burkina-Faso aujourd’hui.

L’exécution de Kadhafi le 20 octobre 2011 évite un procès qui aurait pu faire la lumière sur ses liens avec la France en matière de politique commerciale et d’éthique, dans le BTP, l’énergie, la sécurité intérieure, la politique au Sahel et les financements de campagnes politiques.

Alors que la France représentait 9,7 % des exportations libyennes en 2012, elle devient en 2014 le deuxième client de la Libye avec 13,1 % des exportations. Elle devance alors la Chine (qui voit sa part des exportations chuter de 12,4 % à 4 % dans le même temps). En 2011, lors des premiers vols humanitaires français, BHL voyageait aux côtés des représentants de Total, Vinci et EADS.

L’affaire Sarkozy-Kadhafi (ou affaire du financement libyen de la campagne présidentielle de 2007) a conduit en 2020 à la mise en examen, pour « association de malfaiteurs », Nicolas Sarkozy, Claude Guéant, Brice Hortefeux et Thierry Gaubert.

Il y a des leçons à tirer de la catastrophe de Derna, des conclusions qui doivent alimenter nos priorités politiques lors de la campagne des élections européennes.

Si le monde doit s’adapter aux évènements climatiques extrêmes de plus en plus fréquents, il y a une réelle responsabilité des pays dits développés dans la réduction de leur impact carbone comme dans l’aide au développement, l’aide technologique et financière que nous devons apporter aux pays avec qui nous entretenons des relations de domination économique. Nous devons réinventer nos relations entre les peuples, et nos relations économiques nord/sud en ce sens. C’est la condition pour trouver des solutions pérennes aux enjeux migratoires.

À l’aube d’un débat surréaliste autour de la « loi immigration », la question des migrations et des réfugiés climatiques est un enjeu humain et politique. Toute approche autoritaire des questions migratoires n’accouchera que de drames et de récupération politique infame, comme en ce moment à Lampedusa.

Le peuple libyen aurait sans doute été mieux préparé à la catastrophe si son pays n’avait pas subi, en plus d’une dictature, les prédations des grandes puissances, en particulier celles de la France. Si nous voulons redéfinir les relations internationales de notre pays avec plus de coopérations et d’horizontalité, à l’heure où le corps diplomatique vient d’être supprimé, il faudra sans doute retrouver une certaine dimension de justice et d’honneur.

Yann Leroy

responsable Maghreb-Égypte au secteur international du PCF

 

1. Source : UNICEF

2. Petteri Taalas, secrétaire général de l’Organisation météorologique mondiale qui dépend de l’ONU.

3. 97.30 % des exportations en 2013.