Le « géant d’Afrique » aux urnes

Bola Tinubu, candidat du parti au pouvoir, l'APC, a été déclaré vainqueur ce mercredi 1er mars de l'élection présidentielle par la Commission électorale, avec 9 millions de voix. Le taux de participation n'a pas dépassé les 30%. Changer (de président) pour que rien ne change, au Nigeria aussi, donc.

Samedi 25 février 2023, 94 millions de Nigérianes et Nigérians étaient appelés aux urnes pour élire le président de la République et renouveler le parlement fédéral (109 sénateurs et 360 membres de la Chambre des représentants). Dix-huit candidats étaient en lice pour succéder à Muhammadu Buhari qui, au terme de ses deux mandats à la tête du pays, ne se représentait plus, conformément à la Constitution.

Selon la Commission électorale nationale indépendante (INEC), la journée a été relativement calme malgré quelques incidents sécuritaires, notamment à Lagos et dans l’État de Bayelsa au sud du pays, et malgré plusieurs problèmes logistiques. Pour ces raisons, les opérations de vote se sont poursuivies le lendemain dans une centaine de bureaux de vote des 170 000 répartis sur l’ensemble du territoire.

Le système sophistiqué fondé sur la biométrie (reconnaissance faciale et empreintes digitales) mis en place pour éviter les fraudes n’a pas empêché la suspicion puisque des voix telle celle de la star de la musique, Burna Boy, se sont élevées pour demander à l’INEC de « laisser les Nigérians décider et de ne pas faire des tours de magie avec les résultats ». Pour gagner, un candidat devra obtenir le plus grand nombre de voix au niveau national et plus d’un quart des bulletins de vote dans au moins deux tiers des États du Nigeria. Si aucun des candidats n’y parvient, il y aura un second tour, dans un délai de 21 jours, entre les deux premiers candidats.

Un processus électoral complexe et un contexte socioéconomique morose

Le Nigeria est une fédération composée de 36 États autonomes et du territoire de la capitale fédérale Abuja, et compte, selon les estimations, 219 millions habitants. Il est la première puissance démographique et économique du continent.

Depuis son indépendance en 1960, le pays est dans une sorte d’équilibre précaire dû aux diverses crises qui menacent son unité. Après la guerre du Biafra (1967-1970), la guerre du pétrole dans le delta Niger depuis 2011 a plongé le nord-est du pays dans un climat insurrectionnel et l'a livré au terrorisme de Boko Haram et divers groupes. Le nord-ouest et certaines parties du sud-ouest font face à l’insécurité causée par le banditisme et l’« industrie des enlèvements ». Le sud-est, pour sa part, continue d’être le théâtre de troubles résultant d’actions de mouvements séparatistes.

La situation économique s’est détériorée depuis la pandémie. En raison des chocs mondiaux sur les produits de base et de la dépréciation du naira, la monnaie nationale, l’inflation augmente rapidement, ce qui a pour conséquence de plonger des millions de Nigérians dans la pauvreté. En 2022, l’inflation a augmenté plusieurs mois d’affilée. Les derniers chiffres donnent un taux 21,3 %. Alors qu’il aurait pu bénéficier de la flambée des prix mondiaux du pétrole, le pays en tire des avantages modestes en raison des niveaux historiquement bas de sa production.

Changement dans de la géopolitique nigériane ?

Des 18 candidats à l’élection présidentielle, avec diverses chances de victoire, quatre sortent du lot. Au Nigeria, les considérations géopolitiques, origine régionale et religion, jouent un rôle important dans la désignation des candidats des deux principaux partis : le All Progressives Congress (APC) au pouvoir et le People’s Democratic Party (PDP) qui a dirigé le pays de 1999 à 2015. Selon une règle implicite, les combinaisons de ces critères doivent alterner à la présidence. Le favori du scrutin est, pour l'APC, Bola Tinubu, 70 ans, yoruba du sud-est, musulman tout comme son principal concurrent, le nordiste Atiku Abubakar, 76 ans, pour le PDP. Tous les deux ne cochent pas toutes les cases du profil « idéal » pour remplacer le nordiste et musulman Muhammadu Buhari. Si le « critère géopolitique » semble désormais dépassé, les quatre principaux candidats ont la particularité d’être tous des hommes riches de plus de 60 ans.

Bola Tinubu a été le gouverneur de l’État de Lagos de 1999 à 2007 et, depuis, il y est celui qui fait et défait les destins politiques. À ceux qui ont émis des doutes sur son état de santé, il a répondu par une vidéo de huit secondes le montrant faire du vélo d’appartement. Ses soutiens arguent qu’il est candidat à la présidence, et non aux Jeux olympiques. Ces déclarations ne satisfont pas de nombreux Nigérians qui craignent d’élire un président qui, comme le sortant, passera beaucoup de temps à se faire soigner à l’étranger. L’autre sujet de controverse à propos de Bola Tinubu est l’origine de sa fortune. Ses détracteurs pointent les versions différentes qu’il en donne. En décembre, il a déclaré à la BBC qu’il avait hérité de biens immobiliers dans lesquels il a ensuite investi. Dans un passé plus lointain, il a déclaré être devenu « millionnaire instantanément » lorsqu’il travaillait comme auditeur chez Deloitte (multinationale britannique d'audit et consulting).

Atiku Abubakar, ancien vice-président (1999-2007), est candidat pour la sixième fois. Il a fait fortune dans le secteur pétrolier. Originaire de l’État d’Adamawa au nord-est du pays, il promet de ramener les Nigérians au « bon vieux temps » s’il est élu. Le temps en question est celui de la réforme du secteur bancaire, de la mise aux enchères des licences de téléphonie mobile ainsi que du boom économique qui a permis au Nigeria de rembourser une grande partie de sa dette. Dans son autobiographie, il attribue ces succès à son action de vice-président.

Le troisième « grand » candidat est Peter Obi, 61 ans, igbo et chrétien, un riche homme d’affaires dépourvu du côté ostentatoire si fréquent au Nigeria chez les personnes de sa condition. Il est le candidat des jeunes urbains et il damne le pion à tous les autres sur les réseaux sociaux. Il s’est présenté sous la bannière du Labour Party, mais était jusqu’à une date récente membre du PDP. Ancien gouverneur de l’État d’Anambra (2007-2014) dans le sud-est du pays, il a investi massivement, selon ses partisans, dans l’éducation et aurait laissé d’énormes économies dans les coffres de l’État à la fin de ses deux mandats de quatre ans, une autre rareté. Ses détracteurs s’interrogent sur la pertinence de faire des économies dans un contexte où les manques sont criants.

Le prochain président nigérian devra s’attaquer aux nombreux problèmes laissés par M. Buhari : insécurité généralisée, chômage élevé, pénuries, corruption, violences policières, discriminations, inflation croissante et pays divisé selon des lignes ethniques et religieuses. La tâche s’annonce extrêmement difficile, mais ne dit-on pas qu’ « impossible n’est pas nigérian »...

Le bipartisme de la quatrième République censée stabiliser le pays sur le plan politique garantit en réalité le maintien au pouvoir des classes dominantes et la tutelle des occidentaux (d'abord les Britanniques puis les États-Unis) sur les richesses et l'économie du pays. Objet de toutes les convoitises, le Nigeria demeure un élément central de la stratégie d'influence militaro-politique occidentale en Afrique, avec une des forces armées les plus importantes du continent, équivalente à celle d'un pays comme la France. À ce titre, le Nigeria participe à une coalition militaire « antiterroriste » avec le Tchad, le Cameroun, le Niger, sous parrainage français et étatsunien, dont les résultats sont à interroger, alors que la situation économique et sociale de la masse des Nigérians demeure fragile (le pays est 163e au classement de l'indice de développement humain, IDH) et sans que l'échiquier politique ne leur offre de réelle perspective de profonde transformation sociale.

Félix Atchadé
membre du collectif Afrique du PCF
et membre de la Commission des relations internationales du PCF