[NOTE] Russie : Elections législatives - septembre 2021

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Les élections législatives en Russie se sont déroulées sur trois jours, du 17 au 19 septembre. Elles renouvellent la composition de la chambre basse du Parlement, la Douma d’État, et ses 500 députés. Ces derniers sont élus selon un double mode de scrutin : une moitié des députés est élue à la proportionnelle sur liste nationale, avec un seuil d’entrée fixé à 5% ; l’autre moitié est élue sur scrutin uninominal par circonscription.

Ces élections législatives sont couplées avec une série de scrutins locaux : 12 gouverneurs de région, dont 9 au suffrage universel, et 39 parlements régionaux sont renouvelés. Les élections des gouverneurs confirment ceux qui ont été mis en place à titre provisoire suite à une série de destitutions au cours de l’année 2020 et 2021. Ils sont quasiment tous de Russie Unie. Le gouverneur KPRF (Parti Communiste de la Fédération de Russie) d’Oulianovsk a été nommé par le Kremlin à titre provisoire en avril 2021 et se voit confirmé par ces élections.

Contexte : le malaise politique et social en Russie

Les élections législatives sont organisées dans un contexte délicat pour le pouvoir en place, de plus en plus focalisé sur la question de la succession présidentielle et, d’une manière structurelle, sur les bases matérielles de sa propre survie. Il s’agit donc d’abord et avant tout pour lui d’éviter une nouvelle crise électorale similaire à celle qui avait suivi les élections de 2011.

Les enjeux de ces élections dépassent donc la question des pouvoirs limités de la Douma d’État, devant laquelle le gouvernement n’est pas responsable collectivement, et celle des résultats eux-mêmes car le fait que les partis favorables au régime gardent une large majorité ne faisait de doute pour personne. La moitié des députés élus par circonscription assure de toute manière un matelas confortable au régime. Il n’en demeure pas moins que ces élections sont importantes car les coordonnées de la politique russe sont en train d’évoluer.

1- Les aspects économiques et sociaux intérieurs prennent le pas, dans les préoccupations populaires, sur la politique extérieure. En d’autres termes, « l’effet Crimée », sur lequel le régime comptait pour recouvrer un soutien populaire après la crise de 2011-2012, s’épuise. Vladimir Poutine a d’ailleurs consacré aux questions de politique intérieure l’essentiel de son discours annuel devant les deux chambres du Parlement le 21 avril dernier, en passant très rapidement sur les enjeux internationaux. La réforme des retraites de 2018, promulguée juste après la présidentielle, comprend un report de l’âge de la retraite pour les femmes, de 55 ans à 60 ans, et pour les hommes, de 60 à 65 ans, alors que l’espérance de vie pour les hommes atteint péniblement 66 ans ! Cette réforme a provoqué un mouvement social inédit depuis les années 1990-1993. A cela s’ajoute la hausse des prix de première nécessité (jusqu’à 70%, pour le sucre ou l’huile) et la faiblesse du plan de relance de l’économie qui, selon l’orientation libérale et conservatrice du régime, repose sur les ménages.

2- Le régime est confronté, depuis longtemps, à une contradiction fondamentale : si la popularité personnelle de Vladimir Poutine demeure importante, le régime reste impopulaire. Cette impopularité recouvre les pouvoirs locaux et le gouvernement. La contradiction tient au tient qu’il est impossible de séparer le président du régime dont il procède, qu’il personnifie et dont il assure les arbitrages fondamentaux. Lors de ces élections de 2021, la question est celle du maintien ou du renouvellement partiel des outils parlementaires du régime, qui sont tous plus décrédibilisés les uns que les autres, et dont le Kremlin s’est depuis longtemps autonomisé. Vladimir Poutine ne s’est ainsi pas présenté sous l’étiquette du principal parti qui le soutient, Russie Unie, aux élections présidentielles de 2018 mais sous celle d’un vague « Front populaire » qui n’a duré que le temps de la campagne électorale. Mais ces outils politiques parlementaires impopulaires demeurent essentiels pour assurer une majorité parlementaire incontestable, assurer la répartition des rentes de pouvoir et pour réguler les conflits des barons locaux. Ces outils politiques sont le parti principal, Russie Unie, complétés par des partis satellites, le parti « libéral-démocrate » (LDPR) de Jirinovski, et le parti « Russie Juste » de Mironov, qui sont encore plus décrédibilisés que Russie Unie. Il est d’ailleurs possible que les « corrections » des résultats aient pour objectif de maintenir ces deux partis au-dessus du seuil des 5% et, partant, leur représentation parlementaire. Cette faiblesse de « l’opposition poutinienne », comme on la nomme en Russie, suscite pour ces élections l’apparition de nouveaux relais du pouvoir, à l’image du parti « Nouvelles Personnes », de l’homme d’affaires proche du Kremlin Alexeï Netchaïev.

3- L’expression de ce malaise politique et social s’est cristallisée autour de quatre évènements récents, chacun étant d’une nature très différente :

  • Les résultats des élections locales en 2019 et 2020 montrent un effritement du soutien au pouvoir en place ainsi que de bons résultats locaux pour le KPRF, dans la dynamique du mouvement social contre la réforme des retraites.
  • Un nouveau premier ministre, Mikhail Michoustine, a été nommé en janvier 2020. Issu de l’administration des impôts, il n’a aucune expérience politique. Cette nomination accélère la transformation du gouvernement en instance administrative, en dehors de quelques ministères clés comme les Affaires Etrangères et la Défense. A ces exceptions près, les principaux dirigeants du pays sont désormais en dehors du gouvernement, soit dans les grandes entreprises publiques pétro-gazières, soit dans l’administration, soit au Conseil de sécurité.
  • Le référendum constitutionnel de juillet 2020 se solde par un soutien majoritaire du projet de Vladimir Poutine à 78%. Les modifications constitutionnelles accentuent l’aspect ultra-conservateur de la constitution (par l’interdiction du mariage homosexuel) et ouvrent un maximum de possibilités pour le pouvoir en place pour envisager son avenir constitutionnel, allant de la remise à zéro du décompte des mandats présidentiels au renforcement du rôle du Conseil de sécurité, totalement indépendant du Parlement et du gouvernement.
  • Les manifestations de l’hiver 2021, déclenchées par l’arrestation de Navalny, illustrent aussi un certain malaise qui peine à trouver les voies de son expression politique. Navalny lui-même représente peu de choses. Il véhicule incontestablement une idéologie d’extrême-droite, raciste et antisémite. Aucune action n’est possible avec lui. On ne saurait d’ailleurs réduire l’opposition à Navalny, dont la présence médiatique occulte la gauche et les mouvements sociaux. Les manifestations du début de 2021 expriment cependant une demande confuse de la part de la jeunesse urbaine qui n’a connu qu’un seul occupant au Kremlin. Ce dernier en a d’ailleurs tenu compte car le parti « Nouvelles Personnes » a l’ambition de canaliser la jeunesse urbaine.

Résultats officiels (données de la commission électorale centrale)

Participation : 51,6%

Parti Vote à la proportionnelle (moyenne nationale) Vote par circonscription (total de députés élus, sur 250) Total de députés
Russie Unie 49,85% (-4,3%) 199 324 (-19)
KPRF 18,96% (+5,6%) 9 57 (+15)
LDPR 7,5% (-5,6%) 1 21 (-18)
Russie Juste - les patriotes - Pour la Vérité 7,44% (+1,2%) 8 27 (+4)
Nouvelles Personnes 5,33% 0 13
Rodina 0,8% 1 1
Parti de la Croissance 0,52% 1 1
Plateforme civique (Navalny) 0,15% 1 1
Indépendants   5 5

La majorité constitutionnelle est fixée à 315 députés. Russie Unie maintient donc seule sa mainmise totale sur la Douma.

Enseignements possibles

1- Les fraudes et les contraintes administratives ne sont un mystère pour personne. La commission électorale centrale elle-même a dû destituer un quart des présidents de bureaux de vote de certaines régions du pays : en république d’Adyguée, dans le kraï de Stravropol, ainsi que dans les oblasts de Briansk et de Kemerovo. Des cas de bourrages d’urnes ont été relevés officiellement dans huit régions. Des délégués de liste communistes se sont vus interdire l’accès aux traitements des résultats dans les commissions électorales locales. A Saint-Pétersbourg, des délégués de listes pro-Navalny ont été retenus par la police durant toute la soirée électorale. Surtout, les résultats du vote électronique à Moscou n’ont été publiés que dans l’après-midi du lundi 20 et montrent une victoire de Russie Unie y compris dans les circonscriptions où des députés d’opposition, communistes ou soutenus par le KPRF, avaient élus à l’urne, ce qui a permis de faire basculer les résultats du scrutin. Le vote électronique a été dépourvu de tout contrôle citoyen et des votants s’en sont vus refuser l’accès sans motif. Une première manifestation, non autorisée, contre les conditions du vote électronique a été organisée à Moscou le soir du lundi 20 septembre.

2- Ces élections ne sont pas une défaite pour le Kremlin, mais elle exprime un malaise politique et social. Il apparaît à nouveau que Russie Unie est impopulaire, ce qui n’est pas une nouveauté. Cela peut même servir V. Poutine pour réfléchir à d’autres outils politiques dans la perspective de la présidentielle de 2024.

3- La principale expression du malaise social et politique est l’abstention, peu commentée au demeurant. Elle est structurelle et se fixe au même étiage depuis une décennie : un électeur et une électrice sur deux ne vont pas voter.

4- Le KPRF obtient incontestablement de bons résultats. Il arrive en tête dans plusieurs régions de l’est du pays, tel qu’en Yakoutie (35%), kraï de Khabarovsk (26,5%), république de Mari-El (36%). Il arrive également en tête dans plusieurs grandes villes : Vladivostok, Omsk et Novossibirsk, notamment. Certains observateurs évoquent la naissance d’une « ceinture rouge » à l’est. 6 candidats communistes ont obtenu la majorité des votes à l’urne dans les circonscriptions de Moscou, mais leur élection est invalidée suite à la publication, très tardive, des « résultats » du vote électronique. Les responsables du KPRF estiment que sans les fraudes diverses, celui-ci aurait obtenu environ 25% des voix. Le KPRF est donc l’expression parlementaire de l’opposition, en particulier sur les questions sociales. Ces résultats s’inscrivent dans la continuité des progrès enregistrés aux élections locales en 2019 et 2020. Il profite de l’importance recouvrée des questions sociales, notamment depuis le mouvement contre la réforme des retraites de 2018. Les députés du KPRF ont déposé en juillet 2021, quelques semaines avant les élections, une proposition de loi visant à abolir la réforme libérale des retraites de 2018. Il a également mis dans son orbite de petites organisations, tel que le « Front de gauche » de Sergueï Oudaltsov et d’Anastasia Oudaltsova. Cette dernière a d’ailleurs été élue députée à Moscou. Il a également soutenu des candidats indépendants, à l’exemple de Mikhail Lobanov, professeur à l’Université de Moscou et engagé dans les mouvements sociaux et citoyens. Le vote à l’urne dans sa circonscription de Moscou lui a donné une majorité, qui a été gommée par les résultats annoncés du vote électronique. Dans les grandes villes, notamment Moscou et Saint-Pétersbourg, il a également bénéficié de l’appel au « vote intelligent » de Navalny. Il faut aussi signaler que le KPRF dénonce le gouvernement avec force, mais ménage le chef de l’État. Il appelle donc le Kremlin à prendre acte des résultats des élections et à changer de politique. Des responsables du KPRF s’illustrent en outre régulièrement par des discours nationalistes et cléricaux sur l’identité de la Russie, avec par exemple en mai dernier la dénonciation de la politique « modérée » de Vladimir Poutine dans Ukraine et un appel à l’annexion du Donbass. Il est donc important de suivre comment le KPRF va donner suite à cette situation assez nouvelle dans les prochains mois

Vincent Boulet,
responsable des questions européennes