Où va la Russie ?

La tentative de coup de force du milliardaire mafieux Evgueni Prigojine le samedi 24 juin aura montré l’ensemble des fragilités du système poutinien au pouvoir en Russie.

La « marche sur Moscou », soigneusement mise en scène par Wagner, a eu un retentissement international. C’est vraisemblablement ce que ses initiateurs recherchaient, pour faire pression, de la manière la plus démonstrative, sur le pouvoir en place à Moscou. Les remous que cela va provoquer dans le système complexe des pouvoirs, des contre-pouvoirs, de leurs allées et contre-allées, en Russie sont encore incertains. Mais ils seront inévitables.

Certes, le pouvoir a tenu. Ni l’armée, ni les élites locales, ni la bourgeoisie, ni, encore moins, la population ne sont ralliées. C’est sans doute la raison principale qui a finalement convaincu Prigojine de conclure un accord avec le Kremlin, dont les coordonnées demeurent à ce jour en grande partie inconnues. Le seul soutien qu’il ait reçu est celui de Mikhaïl Khodorkovski, assez unanimement détesté en Russie.

Cependant, cette folle journée du 24 juin est d’abord et avant tout un échec pour le Kremlin et pour Poutine, empêtrés dans les conséquences d’une guerre injustifiable qu’ils ont déclenchée et qui a des effets en chaîne importants en Russie. La crise de Wagner, qui couvait depuis plusieurs semaines, n’a pas été réglée en amont. Le Kremlin a laissé la situation pourrir, jusqu’à se retrouver impuissant, surpris et apathique face à une rébellion militaire. Au-delà de cela, cette tentative de coup de force montre l’ampleur de la crise politique. Depuis plusieurs mois, Prigojine s’est habilement placé à la confluence de deux courants politiques et sociaux : d’une part, celui des « nouveaux patriotes », autrement dit, l’extrême droite, qui fait pression sur le pouvoir pour radicaliser la guerre, décréter la mobilisation générale et fermer les frontières du pays ; d’autre part, un courant de mécontentement social qui exprime son malaise sur la manière dont la guerre est conduite, sur les conditions infligées aux mobilisés, sur le fait que l’élite russe n’en paie pas le prix et continue à envoyer ses enfants à l’étranger. Prigojine s’était auto-proclamé « leader révolutionnaire ». La comparaison historique en vogue en Russie va chercher la figure de Kornilov. Avec une différence de taille : la révolte de Kornilov en août et septembre 1917 s’est vue opposée la résistance des soviets. Ici, rien de tel. Ce qui rend la situation d’autant plus dangereuse. Depuis plusieurs années, le pouvoir compte sur l’absence d’intervention directe de la population dans les questions politiques, en échange de lui assurer une certaine stabilité. Aujourd’hui, ce désintérêt organisé (qui n’est d’ailleurs que très relatif, car la population russe parle beaucoup de politique) risque de se retourner contre le pouvoir. Qui plus est, l’argument de la stabilité n’est aujourd’hui plus opérant. Quoiqu’il en soit, on peut aujourd’hui considérer la « verticale du pouvoir » comme atteinte. Le « pacte poutinien » est donc en crise. Il est sauvé, pour l’instant, par la stabilité économique et financière du pays. La « guerre économique » promise par Bruno Le Maire a bien lieu. Mais un ensemble de contournements ou de redirections des exportations, notamment en ce qui concerne les hydrocarbures, la rend en grande partie inopérante. L’avenir des équilibres du système est donc incertain, ce qui ne signifie pas que le pouvoir va tomber demain matin. « N’es-tu pas ainsi faite, ô Russie, ô mon bien-aimé pays ? Ne te sens-tu pas emportée vers l’inconnu comme l’impétueuse troïka, que rien ne saurait atteindre ? » écrivait Gogol en 1859 dans les Ames mortes.
Pour toutes ces raisons, fou est celui qui se félicite des risques de déstabilisation de la Russie. Les déclarations qui vont dans ce sens sont irresponsables. Quel esprit sensé peut se réjouir qu’un pays de 145 millions d'habitants, porteur du 2e arsenal nucléaire mondial, puisse potentiellement plonger dans l’inconnu ? Ce serait à tous égards une menace majeure sur la sécurité de l’ensemble des peuples européens, voire au-delà.

Ces évènements en Russie, à quelques jours du sommet de l’OTAN de Vilnius, soulignent à quel point la guerre peut connaître un emballement et un engrenage généralisé soudains. Il faut y ajouter les menaces sérieuses qui planent sur l’accord sur les exportations de céréales à quelques jours de son expiration, alors que les pays de la Corne de l’Afrique connaissent d’ores et déjà des situations de famine dans l’indifférence générale des chancelleries.

Par conséquent, ils démontrent la nécessité d’une solution politique et diplomatique urgente à la guerre, celle de gagner la paix, sur la base de la charte des Nations unies et des principes de la sécurité commune. Des initiatives existent, qu’elles émanent de Lula, de la Chine, du Vatican ou du groupe des six présidents africains. La France serait à la hauteur de la gravité de la situation si, au lieu de suivre l’alignement atlantiste et otanien, elle portait une voix en faveur de la sécurité humaine et de la paix, du droit international et de la coopération solidaire des nations et des peuples. En toute souveraineté, elle doit jouer un rôle moteur et actif dans la sortie du conflit. Le chemin est étroit, difficile, mais il est le seul praticable pour éviter l’embrasement

Vincent Boulet
Responsable des relations internationales du PCF