Une nouvelle étape de la crise française

Dans son rapport introductif au Conseil national du 14 avril, Christian Picquet abordait trois points : la situation de la France au sortir du premier tour de l’élection présidentielle ; les premières leçons de la campagne que les communistes ont menée autour de la candidature de Fabien Roussel ; les axes de bataille pour la nouvelle séquence politique. On trouvera ci-dessous la première partie de son exposé, « une nouvelle étape de la crise française ». Extraits.

Pour le résumer en quelques mots, ce 10 avril souligne, à l’instar des consultations municipales, départementales et régionales de 2020 et 2021, la rupture d’une large partie du corps citoyen avec toutes les formes de représentation politique et institutionnelle. Le très haut niveau de l’abstention en est la marque. (…) Ce scrutin traduit également une colère profonde envers les politiques de déréglementation mises en œuvre au fil des quinquennats passés, et évidemment du mandat d’Emmanuel Macron. (…) L’effondrement simultané des deux partis qui furent les colonnes vertébrales des alternances des décennies passées, Les Républicains à droite et le Parti socialiste à gauche, est la conséquence première de ce rejet de l’austérité et des régressions accumulées au nom de la lutte contre le déficit budgétaire ou de la mise en conformité des politiques publiques avec les directives de la Commission européenne.


Cette élection marque encore la décomposition des repères idéologiques qui ont longtemps imprégné leurs marques aux confrontations politiques et sociales. Ce qui se paie maintenant de l’aggravation des confusions qu’entraînent inévitablement l’absence d’espoir de changement et la peur devant l’avenir.


La guerre à l’Est de l’Europe, sur laquelle je n’ai pas le temps de revenir ici, aura, au demeurant, largement altéré la perception des enjeux de cette élection pour nombre de nos concitoyennes et concitoyens, de même que son instrumentalisation par le pouvoir en place aura amené à une perte de substance du débat politique.


C’est dans ce contexte général que les institutions de la Ve République, dont on avait pu vérifier l’usure à l’occasion de chaque consultation ces dernières années, s’avèrent littéralement à bout de souffle, délégitimées, pouvant à tout moment nous précipiter dans une véritable débâcle démocratique.


Ces coordonnées viennent de se traduire, dans les urnes, par un bouleversement majeur des équilibres politiques. Dans une toute nouvelle tripartition du champ électoral, trois candidatures auront ainsi recueilli, à elles seules, les trois quarts des suffrages exprimés, les neuf autres se retrouvant sous la barre des 10 %, et même, pour huit d’entre elles, sous les 5 %.


Il convient de nous arrêter un instant sur ce que recouvre ce qu’il est aujourd’hui convenu de désigner sous le vocable de « vote utile », qui a amené à cette concentration inédite du résultat électoral. Depuis ses origines, la Ve République aura représenté une machine à anesthésier la démocratie citoyenne, au profit de mécanismes plébiscitaires destinés à faire désigner un monarque présidentiel par le corps électoral, en vertu de la théorie selon laquelle il revenait audit monarque d’instaurer un dialogue direct avec le peuple. L’élection présidentielle aura, dans ce cadre, avec un scrutin majoritaire écrasant la diversité des courants en présence dans le débat public, toujours représenté un aspirateur vers le vote dit utile. Cette dynamique délétère n’aura fait que s’accélérer à partir du moment où l’on aura décidé, avec le quinquennat, d’inverser le calendrier électoral pour réduire les élections législatives à une simple confirmation du résultat de la présidentielle qui les précède.


Le poids des enquêtes d’opinion nous aura simultanément fait passer d’une démocratie fondée sur le débat contradictoire à une démocratie d’opinion devenue prééminente dans la détermination des choix des citoyens.
Nous arrivons à présent au terme de ce processus d’étouffement insidieux de la démocratie. La fracture entre les citoyens et les mécanismes traditionnels de la représentation politique n’aura cessé de se creuser, je l’ai dit. Un certain nombre de forces, pour asseoir leur légitimité nouvelle sur un champ institutionnel bouleversé, n’auront pas hésité, depuis quelques années, à en appeler au « dégagisme » et à déclarer dépassé le clivage entre droite et gauche.
Conséquences des tendances à l’appauvrissement du débat d’idées que cela engendre inévitablement, les votes se seront de moins en moins effectués en fonction des projets défendus, et de plus en plus à partir de considérants prétendument stratégiques, consistant à éliminer les candidatures que l’on ne veut pas voir figurer au second tour. Dit autrement, le premier tour sera, déjà, devenu l’esquisse du second.


C’est si vrai que, quelques semaines avant le 10 avril, les sondages plaçaient, à gauche, Jean-Luc Mélenchon autour des 11 ou 12 %, Yannick Jadot entre 7 et 9 %, Fabien Roussel entre 4 et 5 %, Anne Hidalgo aux environs de 3 %, et les deux candidats de l’extrême gauche à 1 %.Confirmées par les enquêtes « sortie des urnes », ce dimanche, ces estimations donnaient probablement une vue assez proche des rapports de force réels.


Nous entrons, par conséquent, dans un moment d’atrophie sans précédent de l’exercice citoyen, à l’occasion duquel naît sournoisement un nouveau régime politique où ignorance des attentes populaires, disparition de la confrontation entre projets et autoritarisme au sommet de l’État vont de pair. Si cette tendance lourde devient si dangereuse pour le futur, c’est parce qu’elle est de nature à permettre à l’extrême droite de briser le « plafond de verre » auquel elle se heurtait jusqu’alors, même lorsqu’elle obtenait des résultats élevés. Alors que l’on voit bien que se dessine, pour la prochaine période, une grande recomposition du camp réactionnaire, dans laquelle une extrême droite renforcée sera en mesure de jouer un rôle déterminant, nul ne peut ignorer le péril, en particulier à gauche.


Tout cela soulève une question essentielle sur le devenir même de la République. Dans un jeu bipolaire ou tripolaire, tel qu’il est sorti des urnes ce 10 avril, l’avenir des courants qui entendent demeurer extérieurs à cette réorganisation peut-il être de devenir une force d’appoint pour l’une des forces dominantes, un peu comme cela se fait aux États-Unis, amenant par exemple le courant socialiste à négocier son influence et ses positions électorales avec la machine du Parti démocrate ? Ou bien est-il toujours impératif de résister à cet étouffement de la démocratie, car c’est la condition pour pouvoir jeter les bases d’une nouvelle République, déprésidentialisée, redonnant ses prérogatives à un Parlement à l’image du pays, donc désigné à la proportionnelle, et se fondant sur de nouveaux pouvoirs pour les citoyens et le monde du travail ? L’enjeu, on le voit bien, est majeur.