Au Chili, l'espoir mis au défi

Un grand « ouf » de soulagement. C’est ce qui a échappé aux progressistes du monde entier à l’annonce de la victoire de Gabriel Boric lors du second tour de l’élection présidentielle au Chili. Avec 55,9 % des voix, le candidat de la coalition « Apruebo Dignidad » (J’approuve la dignité) renversait la tendance du premier tour et s’imposait face au représentant de l’extrême droite réactionnaire et néolibérale, José Antonio Kast.

Un soupir de soulagement donc, mais aussi d’admiration et d’espoir face à l’ampleur de la victoire acquise. En effet, au soir du premier tour, l’ambiance était tout autre. Pourtant donné favori, Boric était arrivé deuxième avec 25,8 % des voix, derrière Kast (27,9 %). Une douche froide, mais aussi un coup de tocsin pour la mobilisation des citoyennes et citoyens, confrontés à deux options diamétralement opposées : l’espoir contre la peur, le neuf contre l’ancien, la démocratie contre l’autoritarisme.

Le caractère plébiscitaire du scrutin, la menace de voir arriver à la présidence un « Bolsonaro chilien », ont conduit de larges secteurs populaires, progressistes et démocratiques à se mobiliser, ce qui s’est traduit par une victoire historique à plus d’un titre. Entre le premier et le second tour, Boric a gagné plus de 2,8 millions de voix, devenant ainsi le président élu avec le plus haut pourcentage, le plus haut nombre de suffrages (4,6 millions), le plus grand écart de voix, mais aussi le plus haut taux de participation (55,6 %, en hausse de 8 points par rapport au premier tour).

Ce formidable sursaut n’est bien entendu pas uniquement le fait de réactions individuelles. Il est en grande partie le résultat d’une mobilisation militante de tous les instants entre les deux tours, dans laquelle les militantes et militants du Parti communiste du Chili auront été en première ligne. Sous le mot d’ordre « 1 million de portes pour Boric », une grande campagne de porte-à-porte a ainsi permis d’entrer directement en contact avec la population dans tout le pays et promouvoir le vote, notamment auprès des classes populaires urbaines et rurales.

La victoire de Boric s’inscrit dans la continuité du processus de transformation de la société chilienne, qui s’exprime avec force depuis le soulèvement populaire d’octobre 2019. Issue du référendum du 25 octobre 2020, l’Assemblée constituante travaille depuis son installation à la rédaction d’un nouveau texte constitutionnel, qui doit remplacer celui mis en place par la dictature de Pinochet dans le but d’empêcher toute remise en cause du modèle néolibéral-autoritaire. Avant la fin de l’année, le document élaboré par la Constituante doit être soumis par référendum au peuple chilien, qui décidera souverainement de son approbation ou de son rejet. Avec un Exécutif qui lui est favorable, la Constituante se retrouve donc dans une situation bien plus favorable pour mener à bien ses travaux et aboutir à l’ouverture d’une nouvelle page dans la vie républicaine du Chili.

L’unité, condition de l’avancée du processus

Lors des traditionnels vœux à la presse, organisés le 1er janvier, le président du PC Guillermo Teillier peut donc déclarer que « nous avons beaucoup de raisons d’être contents. Ça a été une bonne année pour le peuple du Chili, car celui-ci a consolidé le réveil d’espoir de 2019, après avoir connu une pandémie si dure, et ce peuple a fixé un cap. Un cap de changements, de processus de perfectionnement démocratique, un processus unitaire, dans lequel la majorité du pays penche pour mener de l’avant les mesures substantielles du programme de gouvernement que mène Gabriel Boric. Cela s’est bien passé pour nous en tant que coalition Apruebo Dignidad, en tant que parti ; nous n’avons pas réussi tout ce que nous aurions voulu, mais de manière générale ce processus est un succès pour le moment »1.

Au lendemain de l’élection présidentielle, les communistes réaffirment donc leur volonté de continuer à s’inscrire dans la politique de front large poursuivie par la majorité de la gauche, afin de garantir la stabilité du nouveau gouvernement et le succès du processus de nouvelle Constitution, dans un sens de substantielles transformations sociales et démocratiques. C’est notamment le sens des déclarations de plusieurs dirigeants communistes, reconnaissant la liberté de Gabriel Boric pour constituer son gouvernement, en faisant appel aux forces de gauche dans leur diversité, mais aussi à des personnalités « indépendantes » ou issues des mouvements sociaux. Une ouverture qui comprend également la possibilité de discuter avec des organisations telles que le Parti socialiste, voire certains secteurs de la droite.

Une politique qui ne va pas sans difficultés, comme récemment avec le renouvellement de la direction de la Constituante. Lors de celle-ci, des divergences se sont fait jour au sein des forces de gauche, entre un pôle regroupant le Frente Amplio (FA, regroupement de formations de gauche dont est issu Boric, et qui est membre d’Apruebo Dignidad) et des courants socialistes, et un autre constitué d’indépendants et du PC. C’est finalement le second qui l’a emporté, avec l’élection à la présidence et la vice-présidence de María Elisa Quinteros, membre de l’organisation Mouvements sociaux constituants et Gaspar Domínguez d’Indépendants non-neutres.

S’il refuse de considérer cet épisode comme une rupture, le constituant communiste Marcos Barraza y voit néanmoins l’expression de deux conceptions du rôle de l’Assemblée constituante : l’une favorisant un texte « neutre » et l’autre voulant le doter d’un contenu programmatique, autour de dispositions fortes2.

La participation populaire, clef de la réussite

Au-delà des espaces institutionnels, c’est également dans la mobilisation populaires, son dynamisme et sa détermination, que réside un élément essentiel pour la réussite du processus de transformation, et cela dès maintenant. Car malgré le mouvement de 2019, le triomphe lors du référendum constitutionnel et, désormais, la victoire lors de l’élection présidentielle, 44 % des votants du second tour ont opté pour un candidat ultra-réactionnaire. Celui-ci ne disparaîtra pas une fois l’élection passée, et la lutte pour l’hégémonie à droite ne fait que commencer. Au Parlement, la situation est également compliquée pour la gauche, AP n’ayant obtenu « que » 37 sièges sur 155 à la Chambre des représentants et cinq sur 50 au Sénat.

Dans l’immédiat, la mobilisation peut se structurer autour de deux axes. Le premier, de résistance, contre la volonté du président sortant, Sebastián Piñera, de brader les ressources en lithium au profit de grandes multinationales et sans aucun processus d’industrialisation de la filière au plan national. Le second, de construction, afin de recueillir le maximum de signatures pour l’introduction d’initiatives populaires à la Constituante. Le règlement de l’assemblée prévoit en effet qu’une proposition recueillant au moins 15 000 signatures de citoyennes et citoyens d’au moins quatre régions différentes, sera discutée et votée par celle-ci et pourra donc, in fine, faire partie de la prochaine Constitution. Seront ainsi d’ores-et-déjà débattues une proposition visant à garantir les droits sexuels et reproductifs, dont l’avortement, ou une visant à… interdire ce même avortement.

Autant dire l’importance, avant la date limite du 1er février, de permettre que soient soumises au débat des propositions telles que celle d’une « Constitution politique pour les travailleuses et les travailleurs » portée par la centrale syndicale CUT ; pour une éducation féministe, laïque, publique et non-sexiste ; ou encore pour le droit à la Sécurité sociale.

D’une grande importance, la victoire de Gabriel Boric n’est cependant qu’un rouage parmi d’autres dans la machine de la transformation sociale au Chili. Une machine grande, complexe et toujours en construction, peut-être fragile mais qui, pour toutes ces raisons, suscite la curiosité et la solidarité des progressistes de tous les pays.

Cyril Benoit
membre du collectif Amérique latine
membre de la Commission des relations internationales du PCF

1. http://elsiglo.cl/2022/01/01/el-partido-comunista-no-tiene-ninguna-actitud-de-veto/
2. https://www.latercera.com/la-tercera-sabado/noticia/marcos-barraza-convencional-pc-apruebo-dignidad-es-una-coalicion-joven-y-todavia-el-rodaje-no-es-suficiente/TEKTH52RPBH3NA2ERZYC5XOGYE/?fbclid=IwAR1CdJQC3w8wntJ78Ty5VfkwrbO6gLtDN3o60U-5VjkCqV026LyxaMlVpbQ