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L’année 2019 a vu des mobilisations de caractère massif et prolongé à travers le monde. Ce fut notamment le cas en Amérique latine : en Équateur mais aussi au Chili, où une étincelle de 30 pesos a abouti quelques mois plus tard à un référendum ouvrant un processus de changement de Constitution.

Ces mobilisations ont exprimé l’exaspération de la grande majorité face à des décennies de néolibéralisme ayant conduit à une explosion des inégalités. A partir d’un déclencheur conjoncturel, elles ont su progressivement identifier le fondement institutionnel du modèle économique actuel : le verrou constitutionnel, qui grave dans le marbre la domination des grands groupes et barre la route à tout changement de cap majeur porté par le peuple.

La lutte du peuple chilien s’inscrit bien sûr dans une histoire et un contexte nationaux ; mais à une époque où les sociétés sont interconnectées comme jamais auparavant, elle a résonné largement et inspiré ses voisins, confrontés à des situations présentant de nombreux points communs. Car, si la pandémie de Covid-19 a atténué ou suspendu les mobilisations en certains endroits, elle a, dans le même temps, encore aggravé les situations sociales et mis crûment en lumière les vices de fond du système dominant.

C’est le cas ces dernières semaines au Pérou et au Guatemala. Deux pays dirigés depuis des années par des gouvernements de droite particulièrement corrompus, où la crise sanitaire a eu des effets dévastateurs sur le plan social du fait de l’absence quasi-totale de politiques d’aides. Une situation encore aggravée au Guatemala par le passage de deux tempêtes tropicales et la réponse tout aussi indigente du gouvernement pour aider les personnes affectées.

Au Pérou, l’étincelle fut la destitution du président Martín Vizcarra et son remplacement par Manuel Merino, du fait de sombres manœuvres politiciennes visant à préserver l’immunité de certains parlementaires. Au Guatemala, ce fut l’approbation expresse par le Congrès du budget 2021, d’un montant inédit, au profit de secteurs connus pour leur opacité, leur clientélisme et leur corruption (ministères, entreprises du BTP, frais de fonctionnement du Parlement) et au détriment de la lutte contre la malnutrition, la santé et l’éducation.

Les fortes mobilisations populaires spontanées qui suivirent immédiatement, revendiquant leur caractère non-violent, ont conduit au retrait rapide des mesures incriminées. Mais ces premières mobilisations n’étaient que la partie émergée d’un mécontentement beaucoup plus profond, et toujours plus conscient. Dans les deux cas, la revendication de la refondation de l’État a pris de l’ampleur pour devenir un sujet central du débat national, traduisant la volonté croissante dans la population de mettre un terme à un modèle néolibéral en pleine dégénérescence sur tous les plans.

Au Pérou, la gauche demande ainsi l’installation d’une deuxième urne lors du scrutin présidentiel prévu pour avril 2021, afin que les citoyens puissent décider si, oui ou non, ils souhaitent ouvrir un processus constituant. Une revendication portée notamment par la candidate Verónika Mendoza et à laquelle se refuse pour le moment le nouveau gouvernement intérimaire. Différents partis, communistes en particulier, cherchent de plus à former au plan local des « groupes de promotion de la nouvelle Constitution » afin de prolonger les mobilisations de novembre.

Au Guatemala, des manifestations réunissant syndicats de travailleurs, organisations mayas et associations étudiantes demandent à la fois la démission de députés et ministres, et l’organisation d’une assemblée constituante ouvrant la voie à un État plurinational.

Dans tous ces pays , la revendication constituante pose, de façon étroitement liée, la demande de justice sociale et celle de démocratisation. Car, de même que la Constitution chilienne (qui établit un modèle néolibéral autoritaire), avait été adoptée sous Pinochet, la loi fondamentale en vigueur au Pérou l’a été sous le régime du dictateur Alberto Fujimori en 1993. Celle du Guatemala fut promulguée en 1985 par le général Óscar Mejía Víctores, dernier dictateur militaire en date dans le pays.

Autre point commun : la répression. Malgré le caractère pacifique des manifestations, celles-ci ont été l’objet d’une violence policière brutale, d’une ampleur jamais vue depuis la fin des dictatures, selon différents observateurs locaux. Une répression qui a provoqué la mort de deux jeunes manifestants à Lima, atteints par des tirs de chevrotine et qui a délibérément visé de simples citoyens mais aussi des journalistes et des représentants des instances officielles de défense des droits humains.

Face à cette situation, on assiste au développement d’une nouvelle exigence, celle, là aussi, de la fin des violences policières. Une revendication bien sûr liée au contexte national mais dans laquelle on ne saurait manquer de voir l’écho, l’inspiration, des luttes menées en ce sens au Chili et, sans doute encore davantage, aux États-Unis avec le mouvement « Black Lives Matter ».

Rien n’est gagné, évidemment ; de nombreux obstacles et épreuves restent à surmonter.

Mais la circulation des idées, des revendications et des modes d’action que les peuples mobilisent à travers le monde vient confirmer l’analyse faite par José Carlos Mariátegui, il y a près d’un siècle : « L’internationalisme n’est pas uniquement une idée, un sentiment ; c’est, surtout, un fait historique (…) Chaque jour est plus grande la vitesse avec laquelle se diffusent les courants de la pensée et de la culture. La civilisation a donné au monde un nouveau système nerveux ».

Cyril Benoit,
membre de la commission International du PCF