En Inde, la convergence des luttes contre l'ultralibéralisme de Modi

Voici bientôt trois mois que les agriculteurs indiens protestent aux portes de Delhi pour exiger l'abrogation de trois ordonnances votées par le Parlement à la mi-septembre visant à libéraliser la vente des produits agricoles et à faire disparaître les prix minimums garantis aux agriculteurs. Ils sont des dizaines de milliers à camper depuis novembre 2020 sur les principaux axes routiers aux portes de la capitale.

Le secteur de l'agriculture a un poids important dans l'économie du pays (15 % du PIB), il emploie près des deux tiers de la population active, mais sa notoriété est loin d'être positive. Lorsque l'agriculture fait la une des médias indiens, c'est très souvent en raison du nombre de travailleurs qui baisse fortement, de leur surendettement, de l'usage massif de pesticides qui a fragilisé et altéré les terres… Ces difficultés mises bout à bout sont la cause de nombreux suicides dans le secteur.

Avec la libéralisation de l'agriculture, les producteurs, déjà en difficulté, savent qu'ils tomberont entièrement sous la coupe des grands groupes de l'agro-alimentaire et de la distribution. Ceux-ci auront tout pouvoir et imposeront des prix bien plus bas qu'actuellement, ne leur permettant plus de vivre de leur activité.

« Partout les travailleurs organisés ou non se sont mobilisés, rejoints par les agriculteurs »

C'est la survie de millions de familles qui est en jeu et les agriculteurs sont déterminés à se battre. Même si mi-janvier la Cour suprême a provisoirement suspendu l'application de cette loi, ce sont quelque deux cent mille tracteurs qui ont défilé dans Delhi le 26 janvier dernier, jour anniversaire de l'entrée en vigueur de la Constitution indienne, à quelques kilomètres à peine du défilé militaire organisé pour la commémoration. À travers le pays, des millions de paysans ont rejoint la mobilisation dans des actions de protestation. Dans la capitale, des heurts ont entraîné la mort d'un agriculteur et plusieurs centaines de blessés. Modi et son gouvernement d'extrême droite usent de tous les moyens, principalement la répression, pour affaiblir les mobilisations. La police a recours aux canons à eau, aux tirs de grenade lacrymogène, aux barrages paramilitaires, ainsi qu'aux drones de surveillance. Les arrestations et les plaintes déposées par la police se multiplient contre des responsables du mouvement des agriculteurs, des syndicalistes, des opposants politiques et des journalistes. La police de Delhi empêche même l'approvisionnement en eau, en nourriture et autres produits essentiels envoyés par les habitants des États voisins pour soutenir les manifestants. Censure, coupure internet, accusation de sédition, de terrorisme, tout est mis en œuvre par le gouvernement pour empêcher les peuples d'Inde de se battre pour leurs droits et leurs libertés. L'importance des mobilisations et la répression organisée par le gouvernement commencent à faire réagir à travers le monde, via les réseaux sociaux : la chanteuse américaine Rihanna, la militante suédoise Greta Thunberg, la nièce de la vice-présidente américaine Kamala Harris parmi d’autres ont exprimé leur soutien aux manifestants ou leur opposition à la répression. L'usage des réseaux sociaux est très largement répandu en Inde, c'est pourquoi Modi a demandé la fermeture de comptes de manifestants et de médias à l'entreprise américaine Twitter. Certains ont été bloqués quelques heures, mais le géant du numérique a refusé de fermer ceux de journaux ou d'opposants politiques, se mettant ainsi à dos Modi.

Une mobilisation générale

Le confinement général du pays imposé fin mars par Narendra Modi pour contrer la propagation de la covid-19 a fait sombrer les travailleurs indiens dans une grande détresse sociale. Beaucoup ont perdu leur travail et leurs revenus, des centaines de milliers ont dû quitter Delhi et tenté de rentrer chez eux – à pied pour certains –, malgré l'arrêt des transports.

Modi et son gouvernement ont profité de la pandémie et du confinement pour mettre en œuvre leurs politiques ultralibérales. Plusieurs régions ont suspendu l'essentiel des réglementations qui encadrent la protection sociale des ouvriers ; elles ont augmenté la durée légale du travail, la faisant passer de 8 à 12 heures par jour, elles ont facilité les licenciements sans condition, fait disparaître la notion d’accident du travail, supprimé la règle des congés payés, abrogé le montant du salaire minimum, et aboli l'âge minimal pour faire travailler des enfants. Ces mesures violent toutes les conventions internationales de l'OIT, et montrent le mépris des droits humains du gouvernement indien.

Depuis l'été 2020, face à la privatisation de nombreuses entreprises publiques, la précarisation de l'emploi et l'augmentation du chômage, les travailleurs se mobilisent. La « plateforme intersyndicale » a appelé à plusieurs reprises à des journées de protestation contre la politique du gouvernement Modi. Le 26 novembre dernier, plus de 250 millions de travailleurs – tous secteurs confondus – ont fait grève à travers le pays. Tous les secteurs d’activité étaient touchés : transports, usines, commerces, bureaux, hôpitaux, universités… Partout, à travers le pays, les travailleurs organisés ou non se sont mobilisés, rejoints par les agriculteurs. Les revendications portées par la plateforme intersyndicale concernent une aide de 7 500 roupies (85 €) pour les familles qui ne paient pas d'impôt sur le revenu, l'attribution de nourritures gratuites pour les nécessiteux, le retrait des lois agricoles et de celles qui détruisent le Code du travail, l'arrêt de la privatisation du secteur public, le retrait de la circulaire qui impose la retraite anticipée des employés du secteur public et l'attribution d'une pension à tous.

Le Parti communiste français se tient aux côtés des Indiens en lutte. Il soutient les militants, communistes et progressistes, présents dans ces mobilisations massives que connaît l'Inde depuis plusieurs mois contre le pouvoir ultralibéral, xénophobe et raciste de Narendra Modi.

En Inde comme en France, et tandis que le Programme alimentaire mondial de l'ONU a été récompensé du dernier prix Nobel de la Paix, les mobilisations du monde paysan pour des revenus décents et stables, la sécurité alimentaire et contre la mainmise des firmes agroalimentaires et la spéculation sont des luttes vitales qui concernent l'ensemble de la société et qui appellent à de nouvelles et urgentes solidarités internationales. Garantir les droits fondamentaux et sociaux de tous avec, pour objectif mondial, de "transformer les systèmes alimentaires pour une alimentation saine et abordable"1, selon les termes de l’Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO), c'est chercher à répondre sans tarder à la détresse de trois milliards d'êtres humains qui souffrent aujourd'hui de la faim et de la malnutrition dans le monde et prévenir la progression de ce fléau. C'est dans cette optique que les politiques nationales et internationales de nos pays doivent s'inscrire pour répondre aux exigences et revendications légitimes des gens de la terre qui luttent en Inde, comme en France.

Méline Le Gourriérec
membre de la Commission des relations internationales

1. http://www.fao.org/publications/sofi/fr/