Jaurès, la nation, le peuple par Fabien Roussel

Fabien Roussel, secrétaire national du PCF, concluait le colloque Jean-Jaurès à Toulouse, le 3 septembre dernier. Extraits.

Mais la République de Jaurès s’incarne aussi dans une nation. Et je tenais à m’exprimer ici sur ce sujet tellement il est insupportable de lire, d’entendre ici et là comment la nation est aujourd’hui réduite au nationalisme, au repli sur soi, à la division d’un peuple, et donc à l’opposé de ce qui la fonde.

Oui, c’est vraiment insupportable car les fondations d’une nation ne sont pas ethniques ou religieuses. Elles relèvent d’une construction politique, d’une histoire commune d’un peuple uni dans sa diversité. La nation de Jaurès, et de tous les progressistes, est d’abord conçue comme une communauté de citoyens qui ne se distinguent ni par leur origine, ni par leurs convictions intimes. C’est en cela que la nation française, grandie par la Révolution de 1789, a pu d’emblée porter un message universel en direction des autres peuples d’Europe. Qu’elle a accompagné leur marche vers la liberté et l’indépendance. Qu’elle a, dès ses premières années, affirmé une ambition de paix pour l’humanité tout entière. Et si, à son tour, elle s’est trouvée à divers moments précipitée par ses classes dirigeantes dans les guerres de conquêtes et de rapines, elle aura toujours trouvé en son sein les ressorts du retour à ses idéaux d’origine. De ce point de vue, l’attachement de Jaurès à la nation française, son « patriotisme » revendiqué qu’il opposait au nationalisme belliciste, fut jusqu’à son dernier souffle indissociable de son action internationaliste. Et, plus particulièrement, de son combat pour la paix dès qu’il sentit que le choc des cupidités impérialistes pouvait la mettre en grand péril. Il ne cessa, pour cette raison, d’inciter les travailleurs à ne pas laisser la nation aux mains de ceux qui l’emmenaient à sa perte. « Plus les ouvriers sont une classe, plus ils sont une patrie : ils auront tout à fait la patrie quand ils seront la classe souveraine », avertissait-il.

Quoi de plus actuel que cette approche ? Je l’ai dit en commençant, chacune et chacun d’entre nous sent bien que notre monde est en train de basculer dans l’inconnu. Tout a été fait, depuis trois ou quatre décennies, au nom d’une globalisation supposée « heureuse», pour effacer jusqu’à l’idée de nation et ainsi priver les peuples de leurs droits fondamentaux. En gommant l’idée d’une nation porteuse de progrès, d’humanité, voire l’idée même qu’une nation pouvait encore exister, la classe dominante, les milieux d’affaires, la finance remettent en cause les conquêtes d’un peuple, sa souveraineté et son aspiration à une vie digne et heureuse.

Et pourtant. Une nation porteuse de progrès c’est celle qui s’engage à éradiquer le chômage et la pauvreté, à lier la justice sociale et la justice climatique, à protéger chaque vie et chacun des instants de la vie d’un homme ou d’une femme, de celles et de ceux qui forment le peuple, notre peuple. Le peuple et la nation. La nation et le peuple, intimement liés et forts, en France, de ces conquêtes sociales, de l’abolition de la monarchie et l’instauration de la République, de la Résistance et de ses Jours heureux, promis à tous ses citoyens, dans le respect des origines et des confessions de chacun. Nous voulons redonner du sens à la nation, indéfectiblement liée au peuple, à sa souveraineté, à son indépendance qui lui ont permis de mettre en œuvre le programme des Jours heureux issu du Conseil national de la Résistance. Oui, les Français sont fiers de cette histoire qui nous a permis de bâtir cette exception française que sont les services publics et la Sécurité sociale.

Et si nous voulons redonner du sens à la nation, à notre souveraineté, c’est bien pour redonner aux Français le droit de s’affranchir des Traités qui nous emprisonnent ; c’est pour redonner sa liberté au peuple, à la France, de mettre en place par exemple une Sécurité sociale du XXIe siècle, digne d’Ambroise Croisat, ou pour redonner de nouveaux droits aux salariés dans les entreprises. Retrouver notre indépendance et notre souveraineté, ce n’est pas pour nous enfermer dans des frontières, ce n’est pas pour exclure des citoyens en fonction de la couleur de leur origine, de leur religion, c’est pour redonner la liberté au peuple de déterminer ses choix et notamment de pouvoir voter un budget sans avoir à le faire valider par Bruxelles !

Redonner du sens à la nation.

Mais voilà ! Tout est fait pour déposséder les peuples de leur souveraineté, pour gommer toute référence à la nation. Et pour renvoyer les colères vers les forces d’extrême droite. Le sentiment national d’un peuple existe toujours et se réveille à mesure qu’il se sent dépossédé de tout contrôle sur son existence. Et ce noble sentiment est détourné par des droites extrémistes ou fascisantes, qui encouragent le fanatisme, la violence, le plus odieux des racismes, l’opposition des peuples entre eux. Ici même, de la droite qui se voulait jusqu’alors « républicaine » mais qui court désormais derrière l’extrême droite, resurgit le vieux fantasme de l’abandon du droit du sol, alors que celui-ci est antérieur à la Révolution française.

Raison de plus pour défendre plus que jamais une autre conception de la nation. Jaurès, mieux que tant d’autres, l’avait compris, qui s’en prenait à ceux qu’il baptisait « les chacals du patriotisme rétrograde ». Devant l’Assemblée, il précisait : « La classe ouvrière défendra l’idée de la patrie, mais elle ne sera pas dupe de ceux qui essaient d’exploiter l’idée de patrie elle- même dans un intérêt de classe ; elle essayera par un incessant effort de substituer à une patrie d’inégalités et de privilèges une patrie de pleine d’égalité sociale qui s’harmonise par là avec les autres patries. » Les peuples ont leurs histoires, tourmentées et contradictoires certainement, mais qui ont imprégné leurs modes de vie et de pensée. Ces caractéristiques donnent aux nations leur consistante sociale. Mais surtout, et c’est là pour nous l’essentiel de la nation : c’est le cadre privilégié, normalement indépassable, de l’exercice de la démocratie, de la souveraineté. Oui le cadre de la nation reste un levier pour résister aux entreprises destructrices du capital, défendre par exemple l’industrie face aux délocalisations ou l’agriculture face à l’agro-business. C’est au nom d’une nation souveraine, à l’écoute de son peuple, qu’il est légitime de faire avancer des politiques publiques de progrès. C’est aussi un point d’appui pour les mouvements populaires au-delà de leurs frontières.

C’est, par conséquent, un vrai danger de laisser la nation, un peuple, ses droits se dissoudre dans l’adhésion à un marché économique aux prétentions universelles. Et c’en est un autre, tout aussi dangereux, que de croire bâtir l’Europe en effaçant la souveraineté de ses nations et des peuples dans la construction fédéraliste que promeut l’idéologie néolibérale. Tout ce qui uniformise représente un appauvrissement politique, social et culturel, une régression totale...

Notre vision de la nation française, celle de Jaurès hier, celle qui a donné tout son sens à nos propres engagements depuis, ne relèvera jamais d’une vision qui exclut, qui stigmatise les individus ou qui les sélectionne en fonction de leurs origines et de leurs particularités. Elle procède au contraire d’une approche démocratique qui vise à rassembler, unir des citoyennes, des citoyens, par-delà les différences de culture et d’histoire, dans une communauté humaine soudée par une communauté de destin.