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Face aux événements dramatiques qui se déroulent en Afghanistan et le fracas que représente le retour au pouvoir des talibans, il semble à beaucoup difficile d'admettre que la plus grande puissance mondiale ait pu provoquer son départ sans prévoir que c'est immédiatement que le régime corrompu qu'elle avait mis en place tomberait. C'est pourtant le cas. La situation actuelle mérite donc, peut-être, de faire l'économie des explications toutes faites. Les seules tergiversations du président Joe Biden, ces derniers jours, quant à la date définitive du retrait des troupes et des évacuations, et l'offensive politique dont il est la cible aux Etats-Unis mêmes, en particulier de la part des ténors de l'Administration Trump, tendent à confirmer qu'aucune attention au Pentagone comme à la Maison-Blanche n'a été spécialement portée sur l'impact militaire et politique à l'instant « t » de ce départ accéléré. L'illusion, ou à tout le moins l'incertitude, demeurait générale dans le pays comme dans les chancelleries occidentales. Celles-ci n'ont pris aucune mesure, depuis février 2020 et l'annonce par Donald Trump d'un « accord de paix » avec les talibans, pour parer à leurs exactions sur la population et à l'élimination violente systématique de leurs opposants.

Au moment où les opérations d'évacuation vont cesser, les talibans stigmatisent ceux qui tentent de fuir pour sauver leur vie : nos efforts doivent donc redoubler pour que les pays européens, et d'abord le nôtre, respectent pleinement le droit d'asile et mettent en place les voies légalisées et sécurisées indispensables à leur venue dans des conditions décentes. En 20 ans, ce sont 2,6 millions d'Afghans qui ont quitté le pays, pour l'essentiel en Iran, en Turquie ou en Asie centrale ; ils sont 35 000 en France, c'est incomparable.

Ce qui se déroule en ce moment sous nos yeux, dans ce pays « d'une grande complexité ethnique, sociale, religieuse » (selon la formule de Karim Pakzad) et politique, est le résultat non du machiavélisme légendaire nord-américain mais d'une grave erreur politique qui s'ajoute à celle qu'a constitué sa stratégie politique, militaire et économique calamiteuse. En négociant avec les talibans, les USA actaient leur retour futur au pouvoir ; dès lors, les conditions de ce retour et son moment devinrent secondaires pour une nouvelle Administration pressée d'afficher, aux yeux de sa propre opinion publique, la réalisation d'une promesse de désengagement militaire complet faite par le président Obama dont Joe Biden était le vice-président. A l'inverse – et sans jamais prétendre, de près ou de loin, « prendre la relève des Américains », d'ailleurs le refus de Vladimir Poutine d'évacuer et d'accueillir des réfugiés afghans en témoigne ces jours-ci – , les diplomaties chinoise et russe sont depuis plusieurs années très actives afin d'anticiper les différents cas de figure des conséquences d'un départ américain, à commencer par celui du retour des talibans, qui constituaient en fait la seule opposition au régime mis en place à Kaboul par les occupants ; leur préoccupation étant le rétablissement d'une stabilité en Afghanistan qui bénéficie à l'ensemble de l'Asie centrale.

L'Afghanistan illustre, pour son plus grand malheur, la réalité du « déclin des puissances », et de la première d'entre elles en particulier, sans pour autant que se dessine une perspective démocratique dans l'immédiat. Avec les Etats-Unis – et leurs alliés de l'OTAN, dont la France pendant 13 ans – ce sont au moins trois grandes puissances internationales, la Grande-Bretagne au XIXe siècle et l'Union soviétique à la fin du XXe, qui auront mené des guerres en Afghanistan sans atteindre leurs objectifs initiaux. Le fiasco nord-américain et cette débâcle occidentale participent d'un cycle de longue durée où les conséquences des ingérences politiques et militaires, parmi lesquelles la guerre civile et la transformation du pays en pouponnière et université des groupes djihadistes, ont conduit à la mise en échec flagrante de ces ingérences elles-mêmes et maintenu le pays dans l'impasse. Ce sont près de 2 000 milliards de dollars que les Etats-Unis ont englouti dans cette sale guerre, contre quelque 197 milliards alloués à la reconstruction de l'Etat et des institutions, passés, pour beaucoup, tout simplement dans les poches des dirigeants du pays occupé.

« Terrain de jeu » et « jouet » lui-même des puissances mondiales et régionales depuis trop longtemps, l'Afghanistan se retrouve aujourd'hui l'un des pays les plus pauvres : 36 % de la population vit en-dessous du seuil de pauvreté, 9 millions de femmes et d'hommes dans la misère et 7,5 millions d'enfants en état de « besoins alimentaires urgents ». Détenant le rang, sous le régime qui vient de tomber, de 6e pays le plus corrompu au monde, doté d'une Constitution copiée-collée de celle des occupants étasuniens, l'Afghanistan est miné par les divisions politiques, la violence et les injustices.

L'économie afghane est une économie dépendante des aides internationales (Banque mondiale, FMI, aides bilatérales constituant 75 % du budget de l'ancien régime) et, pour l'essentiel, une économie agricole dont 60 % des ménages tirent des revenus pour un PIB qui plafonne à 506 $, laissant aux trafics illicites une large place. Mais le paradoxe est que, bien qu'une partie des ressources des talibans – comme des moudjahiddines – provienne du trafic de la drogue, c'est sous le régime taliban entre 1996 et 2001, par la mise en place de mécanismes de compensation financière (soutenus par le bureau de l'Office des Nations unies contre la drogue et le crime, ONUDC, à Kaboul) encourageant l'abandon de la culture de l'opium, que celle-ci avait significativement reculé pour la première fois depuis longtemps sur plus de 90 % du territoire ; et c'est au cours de l'occupation nord-américaine et sous le régime qui vient de tomber que l'Afghanistan est redevenu un haut lieu de la production d'opium alimentant les réseaux d'héroïne, lesquels ne datent pas des talibans (Bernard Frahi, « Comment les Occidentaux ont laissé l'Afghanistan redevenir le pays de la drogue », Le Figaro, 25 aout 2021).

Dans leur communiqué du 24 août, l'OMS et l'UNICEF rappellent que « même avant les événements des dernières semaines, l'Afghanistan représentait la troisième plus grande opération humanitaire au monde, avec plus de 18 millions de personnes nécessitant une assistance », et en appellent à « l'établissement immédiat d'un pont aérien humanitaire fiable et robuste pour acheminer les équipements » médicaux – l'OMS ne disposant plus que d'une semaine de stock. Il est donc impératif d'entendre cet appel qui est aussi celui des forces de gauche et démocratiques afghanes. Si, en outre, les pays occidentaux décidaient de suspendre les aides internationales, c'est le peuple afghan qu'ils puniraient une fois de plus, et non les talibans auxquels ils ont offert le pouvoir sur un plateau d'argent.

Le seul chemin viable est celui de relations politiques et diplomatiques et de pressions fermes continues sur les pays qui exercent une influence directe sur les talibans pour poser les conditions politiques, sociales, humaines de ces relations et d'échanges. Les talibans ont annoncé une amnistie, le rôle d'un pays comme la France est de veiller à son effectivité, de veiller au maintien des droits des femmes, du droit à l'éducation, des libertés de la presse mais aussi d'expression et d'organisation politique, tout comme de travailler à l'éradication de la culture du pavot par la conversion de l'agriculture afghane et le développement économique du pays. Il ne s'agit pas de confiance ou de méfiance mais la nécessité de rapport politique, car tout changement de régime doit redevenir pleinement l'affaire des Afghans eux-mêmes. Les forces de gauche afghanes ont besoin de notre solidarité et de notre soutien ; elles ont pleinement conscience de la nature du régime, elles le connaissent suffisamment pour considérer que le pire pour le peuple afghan et pour les forces sociales et démocratiques du pays serait à présent une nouvelle guerre civile. Rien ne serait plus criminel que de réarmer les factions rivales et autres moudjahiddines alors que le besoin pressant des Afghans est de construire une alternative démocratique et de gauche aux talibans en particulier, et aux islamistes en général.

Cette défaite monumentale de la stratégie impériale de « guerre au terrorisme » met à nu les évolutions de l'ordre international que nous sommes en train de vivre. Comme l'écrit – mais pour s'en désoler – un ancien ministre de droite, Pierre Lellouche, ancien président de l'assemblée parlementaire de l'OTAN, « c'est un coup terrible pour ce que l'Occident était censé représenter en tant que producteur de valeurs universelles pour les peuples du monde ». L'image était déjà bien flétrie en Occident même puisque seuls 17% des individus, dans les opinions publiques des pays membres de l'OTAN, considèrent les Etats-Unis comme un « bon modèle de démocratie » (Pew Research Center, étude publiée le 10 juin 2021). Ce qui se passe en Afghanistan nous concerne donc bien au-delà de notre solidarité avec les Afghan-e-s et l'Afghanistan, et des espoirs que nous plaçons dans son émancipation prochaine malgré les vingt ans de retard que les puissances occidentales lui ont infligés.

Lydia Samarbakhsh,
responsable du secteur International du PCF