La coupe du monde de football au Qatar

L’idée du boycott du mondial de football au Qatar, qui débutera le 20 novembre, fait débat dans les opinions publiques européennes. Pour ces compétitions mondialisées, cela ne constitue en rien une nouveauté. Lors de la coupe du monde de 1978 en Argentine, les sélections étaient restées insensibles au coup d’État de R.J. Videla quelques mois plus tôt. De toute évidence, le boycott sportif, qui n’est plus dans l’ère du temps et que personne ne réclame vraiment, n’aura pas lieu et une défection significative des amateurs est peu probable.

Pour autant, les protestations vont bon train car les raisons du malaise sont bien réelles, même si elles ne sont pas dénuées d’arrière-pensées. Les récriminations sont surtout le fait des Européens et des États-Unis. Coiffé sur le poteau par Doha, Washington a été à la pointe du combat judiciaire pour dénoncer le « Qatar gate », une attribution scandaleusement frauduleuse. Ces oppositions ne sont donc pas universelles. Ce flot de critiques, perçues comme arrogantes, passe mal auprès d’une population qui attend avec enthousiasme l’événement et ce n’est pas sans fierté que pour la première fois un pays arabe accueille une telle manifestation.

Les détracteurs s’indignent de ce choix dans ce petit pays récent qui utilise le sport pour exister sur la scène internationale mais qui ne dispose d’aucune tradition footballistique. De tels reproches ont eu cours lors des mondiaux organisés conjointement par le Japon et la Corée du Sud ou bien par l’Afrique du Sud à qui on reprochait le manque d’infrastructures. Cette option correspond surtout à la stratégie de la FIFA qui entend étendre son empire, quelles qu’en soient les conditions.

D’autres problèmes plus fondamentaux ont surgi.

Le sort des travailleurs immigrés, qui représentent les deux tiers de la population, a suscité beaucoup d’émotion. The Guardian, en février 2021, a évoqué les conditions de travail indignes et la mort de 6 500 travailleurs, sur dix ans, sur l’ensemble des chantiers des infrastructures du Qatar dont ceux consacrés au Mondial. Chaleurs d’étés, cadences infernales, absences de sécurité expliquent ces hécatombes, même si les travailleurs employés sur les chantiers sportifs ont bénéficié de conditions de travail bien supérieures par rapport aux autres immigrés venus du Népal, du Pakistan, du Bangladesh ou d’Inde. Ces hommes et ces femmes ne disposent d’aucun droit politique, syndical, social, ni d’aucune perspective d’intégration. L’État qatari porte une lourde responsabilité dans cette situation aux côtés des agences de placement qui présurent les travailleurs immigrés, ainsi que les nombreuses entreprises étrangères, notamment françaises, qui en profitent largement. Les firmes françaises ont obtenu une part non négligeable des 220 milliards de dollars investis dans le plan de développement 2030 du Qatar qui comprend des stades et beaucoup d’autres aménagements. Ainsi Vinci a participé à la construction du métro de Doha, Alstom au tramway, et la RATP gère deux systèmes de transport.

Longtemps dans le déni, après des années d’atermoiements, les autorités qataries ne pensaient pas que les regards se concentreraient sur cette situation. Si des milliers de travailleurs continuent à souffrir d’exploitation et d’abus infernaux, sous la pression des opinions publiques et des ONG le Qatar a lancé, selon l’OIT, de maigres réformes qui suscitent la colère du patronat local : création d’un salaire minimum et démantèlement de la kafala qui soumettait le travailleur au bon vouloir de son employeur. Si ces avancées sont modestes et loin d’être appliquées, elles sont sans équivalent dans les pays du Golfe.

Notons tout de même qu’une partie de ceux qui s’émeuvent avec véhémence du sort des immigrés vivant au Qatar sont parfois moins volubiles sur le sort des migrants à Taïwan, à Hong Kong, à Singapour, ou bien ceux qui par milliers meurent en Méditerranée.

Une autre critique qui contribue à gâcher les préparatifs de la fête concerne la climatisation des stades et les déplacements de spectateurs qui résideront en Arabie saoudite ou aux Émirats arabes unis, soit 1 600 atterrissages quotidiens. Alors que les préoccupations environnementales et le réchauffement climatique sont au cœur des enjeux et que les mentalités y sont de plus en plus sensibilisées, cette gabegie économique et écologique, sous la pression des organisations sportives, la cupidité des sponsors ou des annonceurs publicitaires, marquera une nouvelle étape dans le désaveu des grands événements sportifs.

L’indignation est cependant à géométrie variable car peu de voix se sont fait entendre sur l’attribution conjointe du mondial 2026 au Canada, au Mexique et aux États-Unis durant lequel les déplacements aériens et de supporters seront infiniment plus nombreux. De toute évidence, le bilan carbone neutre n’est pas au centre des préoccupations de la FIFA ou du CIO. Quant à l’attribution des jeux d’hiver panasiatiques de 2029 à l’Arabie saoudite, cela ne suscite guère de remous dans la mesure où les dirigeants occidentaux ne souhaitent pas indisposer Mohammed Ben Salman. Ce véritable affront à l’environnement se déroulera dans la cité futuriste de Neom, avec exclusivement de la neige artificielle, non loin de l’Égypte où se tiendra la prochaine Cop 27

Enfin le Qatar, particulièrement sourcilleux sur le conservatisme politique, religieux et social, ne respecte pas les droits humains et plus particulièrement à l’égard des femmes et de la communauté LGBT. En dépit de progrès importants comme le droit de vote et d’éligibilité, le taux de scolarisation et de diplômées, les femmes font face dans tous les aspects de la vie à des discriminations qui alimentent les violences.

Dans leur grande majorité, les ONG de défense de l’environnement et des droits humains veulent profiter de l’événement pour porter un message et exercer des pressions sur le gouvernement du Qatar. La montée des appels au boycott inquiète les autorités qataries, tandis que le refus d’installer des écrans géants dans certaines municipalités suscite de l’agacement contre notre pays.

Si les atteintes aux droits humains provoquent une juste indignation, elles ne doivent pas être un prétexte pour exprimer des ressentiments à l’égard du monde arabe. Et si le Qatar est si repoussant, il faudrait renoncer à ses investissements dans les entreprises du CAC 40, refuser de lui acheter du pétrole et du gaz et de lui vendre par exemple des Rafale et des Airbus.

Quant aux compétitions mondialisées, qui prétendent incarner la vitrine du sport, elles ne peuvent servir de prétexte aux violations des droits humains et aux atteintes graves à l’environnement.

À l’image des femmes qataries qui dénoncent avec courage la domination patriarcale et les violences dont elles sont victimes sur les réseaux sociaux, notre responsabilité est d’être aux côtés de ceux qui se battent contre toutes les formes de domination, contre la loi de l’argent et le capitalisme qui brutalisent les individus et détruisent la planète.

Pascal Torre

responsable-adjoint du secteur international, en charge du Maghreb et du Moyen-Orient