La crise sanitaire sera-t-elle une crise éducative ?

Depuis plus d’une semaine, les établissements scolaires n’accueillent plus la grande majorité des élèves. Cette interruption nécessaire est lourde de menaces : du côté des élèves et des familles, elle fait craindre une aggravation des inégalités sociales de réussite scolaire ; du côté du gouvernement, elle est l’occasion d’expérimenter une série de mesures destructrices pour le système éducatif dans son ensemble.

Mais la crise révèle aussi le rôle central de l’école et de ses personnels dans notre société : pour l’éducation comme pour la santé, elle est l’occasion de rassembler largement autour de l’exigence d’un service public national renforcé.

L’interruption de la scolarité pour une durée indéterminée suscite dans les familles des inquiétudes légitimes, qui montrent à quel point l’aspiration aux savoirs, à une éducation de qualité, est largement partagée dans notre société. Face à cette aspiration, la réponse du gouvernement a été irresponsable. Le ministre Blanquer n’a-t-il pas tenté d’utiliser l’inquiétude des familles pour encourager des comportements dangereux (en poussant à maintenir les concours, ou à contraindre les enseignant·e·s à se rendre dans leurs établissements) ? La « continuité pédagogique » dont il se gargarise est un mensonge de plus. Une nouvelle fois, le ministre croit pouvoir masquer l’absence d’une politique éducative nationale par un discours autoritaire déconnecté des réalités.

S’il y a « continuité », c’est grâce aux efforts des fonctionnaires de l’éducation nationale, qui se sont portés volontaires pour encadrer les enfants de soignants, sans que rien ne soit mis en place pour assurer leur propre sécurité ; qui ont trouvé des solutions pour faire fonctionner des outils inadaptés à la situation (les environnements numériques de travail ne supportent pas le trop grand nombre de connexions), voire tout simplement pour entrer en contact avec leurs élèves. C’est bien parce que nous devons pouvoir compter sur elles et eux en temps de crise que nous avons besoin que les enseignant·e·s et les personnels de l’éducation nationale soient des fonctionnaires. Quand la majorité des enseignements est assurée par des précaires, comme c’est le cas aujourd’hui dans de nombreuses universités, il est bien plus difficile de faire face à la crise.

Si la continuité pédagogique est un leurre, c’est aussi qu’elle est aveugle à la réalité sociale : contrairement à ce que semble croire le ministre, toutes les familles ne disposent pas d’un accès illimité à Internet et d’ordinateurs personnels pour chacun de leurs enfants scolarisés ! Des mesures d’urgence doivent être prises. Les éditeurs de manuels scolaires et certaines chaînes de télévision ont déjà rendu disponibles des supports éducatifs en accès libre. Le gouvernement doit maintenant exiger des fournisseurs d’accès internet qu’ils contribuent à l’effort national, par exemple en passant tous les forfaits en illimité le temps de la crise.

Sur le long terme, cette crise révèle la nécessité d’une politique publique d’accès aux savoirs pour toutes et tous. Au nom de la rentabilité, le gouvernement avait prévu de supprimer la chaîne éducative du service public, France 4, avant la fin 2020. Aujourd’hui, son rôle de diffusion des savoirs est pourtant essentiel : loin d’être supprimée, elle devrait être renforcée. De la même manière, est-il satisfaisant de dépendre de la bonne volonté d’éditeurs privés pour l’accessibilité des manuels ? N’y a-t-il pas là aussi un service public à construire ? Enfin, la lutte contre la fracture numérique, à la fois sociale et territoriale, demande la reconstruction d’un service public des télécommunications.

Pendant ces longues semaines d’interruption scolaire, les enfants et les familles sont confrontés aux problèmes posés par les devoirs à la maison et plus largement par la délégation du travail scolaire aux familles. Malgré toute leur bonne volonté, les parents ne peuvent se substituer aux enseignant·e·s, pas plus qu’ils ne peuvent reconstituer à la maison la situation d’apprentissage collectif mise en œuvre dans une classe. Bien sûr, pendant le temps du confinement, chacun fait au mieux avec les moyens du bord. Mais ces méthodes ne doivent en aucun cas être érigées en modèles pour la suite. La délégation du travail scolaire aux familles est inégalitaire : tous les parents n’ont pas le temps et les compétences nécessaires pour aider leurs enfants à s’approprier les savoirs scolaires. Surtout, elle ne profite à personne : aucune famille n’a envie de faire la classe à la place de l’école. Tous les parents ont besoin d’un système éducatif qui prenne en charge l’ensemble des apprentissages nécessaires pour réussir à l’école. Cela suppose du temps, des moyens, des personnels dotés d’une formation de haut niveau et d’un statut protecteur : bref, une rupture radicale avec les politiques menées ces dernières années et un renforcement du service public d’éducation nationale.

Loin de répondre à ces exigences, le gouvernement cherche aujourd’hui à instrumentaliser la grave crise que nous traversons pour imposer ses mesures régressives. Ainsi, les enseignants sont incités à utiliser des plateformes qui facilitent le contrôle de leur travail par des chefs d’établissement transformés en manager : la crise sanitaire devient l’occasion d’accélérer la transformation du métier d’enseignant, pour en faire des exécutants soumis à la hiérarchie et au ministère. Cette incitation à utiliser des technologies numériques se fait le plus souvent sans aucune formation des enseignants, qui livrent ainsi les données d’apprentissage de leurs élèves à des multinationales qui savent en tirer profit, et contribuent à leur insu au développement du marché de l’Ed Tech.

Pire, le gouvernement tente d’instrumentaliser la crise sanitaire pour imposer sa réforme du baccalauréat, contre laquelle les enseignant·e·s et les jeunes sont en lutte depuis plus d’un an. Le bac « à la carte », évalué localement en contrôle continu, va maintenant nous être présenté comme une solution face à la difficulté de tenir des épreuves nationales sur un programme commun après une année écourtée. Nous demandons au contraire que les épreuves nationales, si elles peuvent se tenir, soient organisées sur un programme réduit, décidé en concertation avec les syndicats enseignants et annoncé au plus vite.

La situation aggrave encore l’injustice et l’arbitraire du fonctionnement de « Parcoursup », le logiciel qui sélectionne les lycéens pour leur attribuer des places à l’université : sur quels critères vont-ils être classés ? Est-il nécessaire d’ajouter cette pression aux angoisses autrement plus graves qu’ils vivent en ce moment ? Nous demandons au gouvernement d’interrompre immédiatement la campagne Parcoursup et de remettre en place le logiciel APB, pour garantir à tou.te.s les titulaires du baccalauréat une place dans une formation supérieure choisie.

Marine Roussillon, membre du CEN.