Le groupe « Octobre » – Un théâtre rouge au temps du Front Populaire 4/6

De 1932 à 1936, un groupe amateur de jeunes acteurs et actrices, communistes de cœur ou de carte pour la plupart, va monter une série de spectacles militants ébouriffants, créés par Jacques Prévert.

Début mars 1933, aux usines Citroën de Saint-Ouen, les salariés constatent une diminution de leur paye. La grève est décidée (autre décision, le vote d’une motion de solidarité avec les ouvriers allemands). Le mouvement s’étend rapidement aux usines de Grenelle et de Javel. Dès qu’ils apprennent l’existence de cette action, le groupe Octobre et Jacques Prévert se montrent, comme d’habitude, incroyablement réactifs. Bussières raconte : « Nous aimions l’action directe. Un jour j’apprends qu’il y a une grève chez Citroën. Je téléphone à Jacques vers 2 heures. Tous les membres de la troupe sont partis travailler, sauf les chômeurs. On se retrouve tous à 6 heures à la maison des syndicats. Jacques nous donne les textes que la secrétaire a tapés en plusieurs exemplaires et à 8 heures et demie, 9 heures, nous jouions le sketch devant les ouvriers chez Citroën. C’était le type même de notre boulot.»

Le texte « Citroën », venu instantanément sous la plume de Jacques Prévert, est donc illico reproduit, répété l’après-midi même par les chômeurs de la troupe, appris dare-dare dans la soirée par les autres membres, de retour du boulot, et le 18 mars, au soir, il est joué devant l’AG des grévistes. Au début du spectacle, une actrice avance dans le noir, elle déclare :

« À la porte des maisons closes / c’est une petite lueur qui luit. »

On voit s’allumer une lumière rouge, un groupe d’acteurs se présente alors :

« C’est la lanterne du bordel capitaliste / avec le nom du tôlier qui brille dans la nuit / Citroën… Citroën… »

En ce printemps 1933, en effet, André Citroën a loué la tour Eiffel et son nom s’y affiche. Le texte de Prévert fustige l’argent patronal gaspillé aux jeux, dénonce l’exploitation des salariés, salue la grève ; les mots percutent.

« Les journalistes mangent dans sa main / Le Préfet de Police rampe sur son paillasson / Citron ?... Citron ?... / Millions…millions… / Et si le chiffre d’affaires vient à baisser / Pour que, malgré tout, les bénéfices ne diminuent pas / Il suffit d’augmenter la cadence et de baisser le salaire des ouvriers / BAISSER LES SALAIRES / Mais ceux qu’on a trop longtemps tondus en caniches / Ceux-là gardent encore une mâchoire de loup / Pour mordre / Pour se défendre pour attaquer / Pour faire la grève / La grève… la grève… / VIVE LA GREVE ! »

Cette représentation, cette façon de jouer sont « terriblement efficaces », dit Marcel Duhamel ; la pièce « Citroën » va être représentée tout au long des deux mois que dure l’action.

Dans l’ouvrage « Le groupe Octobre » de Michel Fauré, on peut lire cette remarque : « Tout en accomplissant un acte politique d’un rare courage et d’une importante audience, la troupe, par l’ellipse poétique, tend à force de conviction et de travail vers la perfection spectaculaire. »

Le spectacle impressionne et le groupe Octobre est choisi (avec la troupe « Les blouses bleues » de Bobigny) pour représenter le théâtre ouvrier français au festival mondial du théâtre ouvrier à Moscou l’été suivant.

Le voyage vers l’Union Soviétique se fait sur un cargo, la Cooperaza, qui arbore le drapeau rouge. Dans le grand nord, sur le canal de Kiel, le navire croise des bâtiments de guerre allemands où flotte la croix gammée. Marcel Duhamel raconte : « Les matelots allemands se sont rangés le long de la rambarde pour nous voir passer et les officiers, du haut de la dunette, nous regardent à la jumelle. Et tous les dockers, le long du quai, et même des marins allemands, d’un geste, ferment le poing et le lèvent furtivement à la hauteur de la poitrine pour saluer le drapeau rouge, sans être vus de la passerelle… »

Jean-Paul Le Chanois ajoute : « Le bateau glissait le long des berges. Nous voyions des S.A. et des S.S. se livrer à des répétitions militaires : tir au fusil mitrailleur sur des cibles. Sur le bord du canal, nous apercevions des gens qui faisaient la ronde… C’était absolument bouleversant et insoutenable, ce spectacle… »

À l’escale de Hambourg, certains membres de la troupe prennent contact (secrètement) avec des communistes allemands.

Gérard Streiff