Maghreb – Moyen-Orient : de profondes transformations à l'ombre des dictatures

La multiplication des dissensions internationales en Ukraine, au Sahel ou en Asie-Pacifique semble faire passer le Moyen-Orient au second plan alors qu'il a été l’un des principaux pôles d’affrontements armés ces dernières décennies.

De toute évidence, un cycle s’achève sur le plan politique alors que des transformations économiques s’amorcent dans le cadre de recompositions et de tensions persistantes.

La fin d’un cycle

A bien des égards, divers paramètres montrent que plusieurs cycles parviennent à leur terme.

Si la brutalité des affrontements demeure avec près de 30 000 morts en 2021, la létalité a chuté de près des deux tiers par rapport à 2017 avec le reflux des guerres en Irak ou en Syrie. Cette baisse de la conflictualité contraste singulièrement avec la politique de surarmement observée. Et le Yémen qui représente 70 % des décès dans la région reste une exception notable en raison de la multiplication des bombardements saoudiens et émiratis sur Marib et Sanaa contre les populations civiles, rendant intenable la situation humanitaire, tandis que des frappes de drones ont atteint les pays de la coalition.

Par ailleurs, la séquence qui a débuté au début des années 1980 faisant des États-Unis l’acteur central de la région, semble aussi expirer. Washington, après la révolution iranienne puis les attentats de 2001, a voulu, par la politique de regime change, imposer son leadership et restructurer les relations internationales afin d’établir une stabilisation à son avantage exclusif.

Comme l’hégémonie ne fonctionne pas et n’a jamais triomphé, les néo-conservateurs, à l’image de G. Bush, ont souhaité infliger aux peuples, de gré ou de force, cette domination. Incapable d’extraire les États-Unis de la grappe de conflits désastreux dans lesquels ils étaient engagés, la politique néolibérale de B. Obama marque une rupture dans la mesure où les États-Unis prennent conscience qu’ils ne pourront conserver leur domination qu’en remplaçant le leadership militaire par un leadership absolu sur le plan économique. L’élection de J. Biden tente à son tour de clôturer une phase de guerre sans fin et de se dégager des marges de manœuvre en Asie-Pacifique. Le retrait d’Afghanistan mais aussi celui, plus progressif, d’Irak s’inscrivent dans ce processus.

S’il faut prendre au sérieux ces réorientations stratégiques, il n’en reste pas moins que Washington demeure l'un des acteurs principaux au Moyen-Orient avec, maintenant, 43 000 soldats dans la région et un budget de plusieurs milliards. Il est encore prématuré donc d’évoquer un Moyen-Orient post-américain mais les États-Unis ne constituent déjà plus la clef de voûte de la sécurité dans cet espace régional.

L’adaptation des appareils de défense, avec le développement d’une industrie d’armement autonome dans les pays du Golfe ou en Turquie, ainsi que la diversification des alliances, avec notamment les accords dits d’Abraham, témoignent de ces évolutions.

La mouvance djihadiste semble aussi connaître une fin de cycle oscillant entre déclin et renouveau. Pour l’essentiel, les grandes entreprises djihadistes comme Daesh ou Al-Qaïda se sont affaiblies et ont perdu leurs leaders charismatiques. Par ailleurs, les organisations qui leur ont prêté allégeance sont engagées dans des processus d’autonomisation. Pour autant, les inquiétudes persistent car, que ce soit en Irak ou en Syrie, on assiste à une recrudescence de leur activisme se traduisant par une augmentation des assassinats, des enlèvements et des attentats. Les ferments politiques et sociaux qui ont permis leur émergence restent vivaces comme en témoigne la permanence de la marginalisation des sunnites dans ces deux pays.

De nouvelles dynamiques

Toute la région, à quelques exceptions près, s’est engagée dans des transformations économiques profondes. Il s’agit de passer d’une économie de rente à un nouveau modèle de développement pour faire face aux nouveaux défis.

Ces ambitions, souvent impressionnantes en termes d’innovations, se heurtent pourtant à de nombreux obstacles : la dépendance massive aux prix et aux exportations d’hydrocarbures, une croissance fragile, la faiblesse du secteur privé, une économie informelle profondément ancrée, des inégalités brutales et un chômage des jeunes massif. La pandémie a gelé la plupart des projets économiques et a eu, partout, un coût économique très lourd : déficit budgétaire, récession, chute des prix du baril et effondrement du secteur touristique – même si certains pays ont adopté des plans de relance ambitieux. A cela s’ajoute la récurrence des conflits mais aussi l’accélération de la contestation sociale.

Le Maghreb et le Moyen-Orient ne forment pas un bloc monolithique.

Les pays du Golfe, peu peuplés, riches, disposent de positions stratégiques et se trouvent à la tête de puissants fonds souverains. Ils sont les mieux à même de poursuivre cette transition dans la pétrochimie, la production d’hydrogène, la logistique, le transport aérien, la santé ou le tourisme.

Les pays du Maghreb sont peuplés mais économiquement très vulnérables avec de fortes disparités sociales, un endettement important et une corruption endémique des classes dirigeantes. La pandémie a restreint les budgets et les réserves de change, a renforcé les dévaluations monétaires et l’inflation, a fragilisé les systèmes financiers nourrissant la récession. Ces pesanteurs freinent les velléités de transformation.

Pour sa part, la Turquie offre une situation paradoxale dans la mesure où elle dispose d’un tissu industriel dense et compétitif mais le choc énergétique et monétaire ainsi que la brutalité politique de R.T. Erdogan fragilisent sa situation générale.

Enfin la Libye, le Liban, la Syrie, l’Irak ou le Yémen, profondément affaiblis et sur la voie de la décomposition, restent cantonnés en marge de ces mouvements.

La remontée récente des cours du pétrole permet d’espérer un retour de la croissance mais les fragilités perdurent.

Recompositions et tensions

Sous l’effet conjugué de ces mutations structurelles, la région connaît des recompositions sur fond de tensions récurrentes. Des conflictualités resurgissent à côté de rapprochements spectaculaires. Pour beaucoup de régimes en place, l’objectif est de parvenir, après les soubresauts révolutionnaires, à une normalisation autoritaire dont la portée serait considérable sur la longue durée. L’agenda du Maghreb et du Moyen-Orient sera marqué cette année par plusieurs rendez-vous majeurs.

Rejeté par D. Trump, l’accord sur le nucléaire iranien revient sur le devant de la scène alors que J. Biden, pendant sa campagne, en avait fait une priorité. Cependant, la situation est encore bloquée tant les divergences sont grandes. Le Congrès américain s’oppose à la levée des sanctions qui ont coûté si cher au peuple iranien. Cette politique n’a eu aucun effet sur les orientations des dirigeants et a même favorisé l’élection du très conservateur E. Raïssi. Elle a de plus accéléré le programme nucléaire et stimulé l’adaptation de l’économie iranienne par le renforcement de ses relations avec la Chine.

Pour autant, quelques signes d’apaisement ont vu le jour du côté des États arabes du Golfe qui envisagent de procéder à une forme de normalisation mesurée de leurs relations avec l’Iran. Récemment un membre de l’entourage du prince émirati, Mohammed ben Zayed, s’est rendu à Téhéran tandis que le Conseil de coopération du Golfe s'est déclaré prêt à revenir à l’accord de 2016. Les monarchies du Golfe sont en effet moins préoccupées par la menace nucléaire que par les missiles balistiques et les milices pro-iraniennes actives dans les pays de la région. Seul Israël maintient une position intransigeante.

Les rivalités entre le bloc constitué par l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis (EAU), le Bahreïn et le Qatar sont en voie d’apaisement. Le Qatar a été incontournable dans la crise afghane et sert d’intermédiaire avec les talibans.

Si la conflictualité n’a pas disparu en Syrie, elle a baissé d’intensité à l’exception de la province d’Idlib et des régions kurdes soumises à des agressions turques permanentes. Le retour en grâce de Bachar al-Assad et de son clan criminel semble à l’ordre du jour alors que les populations civiles ne connaissent aucune amélioration de leur sort. La réintégration de Damas au sein de la Ligue arabe est en discussion tandis qu’un accord énergétique récent concernant le Liban inclut la Syrie et laisse augurer une normalisation graduelle.

Le Liban continue de s’effondrer dans une crise multiforme en raison de la prédation, de la corruption et de la gabegie de ses responsables politiques. Les élections législatives prévues dans l’année pourraient pérenniser le système confessionnel et bloquer toute évolution. Les forces populaires qui se sont soulevées en 2019 seront-elles en mesure de se poser en alternative politique ?

En Turquie, alors que la situation économique se dégrade, R.T. Erdogan continue son œuvre répressive et de polarisation extrême de la société. Le Parti démocratique des peuples (HDP) est au cœur de la tourmente avec l’emprisonnement de ses élus et de ses dirigeants. Afin de détourner le mécontentement croissant des populations, les islamo-conservateurs ont déclenché une guerre ouverte contre les Kurdes dans l’Est du pays mais aussi en Syrie et en Irak.

Les risques sont grands de voir la Libye sombrer à nouveau dans le chaos. L’absence de stabilisation, comme en témoigne le report des élections, pourrait encourager le retour des affrontements et accentuer les ingérences russes, turques, émiraties et égyptiennes.

L’investiture, le 13 juin 2021, de N. Bennett au poste de premier ministre en Israël confirme l’extrême droitisation du pays, laissant peu d’espoir d’amélioration de la situation des Palestiniens si une initiative internationale n’est pas lancée. Les récents accords dits d’Abraham qui se font souvent au profit d’Israël ne réduisent en rien la conflictualité mais officialisent plutôt des relations stratégiques et des convergences d’intérêts. Ces accords fragilisent encore les Palestiniens, confrontés simultanément à la colonisation et l'occupation de leurs territoires et à une politique d’apartheid en Israël. Il est de bon ton ces dernières années d’affirmer que les lignes de tensions qui structurent la région s’effectuent en dehors de ce conflit. Pour autant, les faits, comme le soulèvement de mai 2021, ont montré l’inanité d’une telle posture. De partout, les mêmes revendications surgissent réclamant l’application du droit international.

Cette année, une partie des enjeux se concentrera sur les initiatives de la Cour pénale internationale (CPI) dont la Palestine est membre depuis 2015. Cette juridiction s’est révélée compétente et a décidé d’ouvrir une enquête sur trois dossiers concernant les territoires palestiniens. Le premier a trait aux crimes commis lors de la guerre de Gaza (2014). Le second vise la répression de la Marche du retour (2018) qui a fait plus de 200 morts et des milliers de blessés. Le troisième porte sur les colonies juives en Cisjordanie puisque la Convention de Genève, relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre (1949), interdit de modifier la population d’un territoire occupé. A n’en pas douter, ce sujet sensible, au cœur de la politique des dirigeants israéliens, aura une forte résonance.

A nouveau, le contentieux du Sahara occidental mais aussi le rapprochement entre le Maroc et Israël suscitent une forte montée des tensions entre l’Algérie et le Maroc. L’occupation et la colonisation du Sahara occidental par Rabat, le refus de ce dernier d’appliquer les résolutions de l’ONU en vue d’organiser un référendum d’autodétermination embrasent la région.

Ces sombres perspectives cohabitent avec de puissants soulèvements qui ont secoué l’ensemble de la région avec les Printemps arabes de 2011 et les mouvements populaires de 2019. Seule la pandémie est parvenue à les endiguer momentanément. Ces révolutions ont montré que des situations de blocage ne peuvent empêcher des insurrections populaires. Alors que l’horizon était relégué à des objectifs lointains, de véritables mobilisations polyphoniques comme en Tunisie, en Algérie ou Irak ont tenté de forger des contre-systèmes. Ces exigences économiques, sociales et démocratiques se sont heurtées à des contre-révolutions réactionnaires et conservatrices. Pour les régimes en place, il s'agit de ne surtout rien céder, de maintenir le clan au pouvoir à tout prix quitte à brûler le pays. Cette nécrose renforce les allégeances ethniques et confessionnelles entravant les processus démocratiques. Mais la colère reste intacte, le désir de révolte est encore vif car aucune demande n’a été satisfaite. Les raisons de s'insurger constituent un puissant motif d’espoir.

Politique française et européenne

Alors que les États-Unis esquissent un retrait, la France et les puissances européennes cherchent à en tirer les bénéfices, en particulier en termes de ventes d’armes.

Elles se glissent dans le sillage de Washington en adoptant des politiques de sanctions et d’interventions inefficaces et contre-productives. La volonté de confrontation avec l’Iran ou le soutien inconditionnel à la colonisation israélienne ou aux dictateurs conduiront aux mêmes échecs et à un profond rejet des peuples du Maghreb et du Moyen-Orient.

Pascal Torre
responsable-adjoint du secteur international du PCF
chargé du Maghreb et du Moyen-Orient