Opération Aquarium (2/5)

L’immeuble de la direction nationale du PCF, place du Colonel-Fabien, fut tout un temps espionné par les services secrets américains. Un fonds d’archives l’atteste. Retour sur une affaire qui fit du bruit au milieu des années 70.

Lors des différents entretiens avec Marchal, à l’hôtel Le Méridien de la Porte Maillot, l’ordre du jour est assez informel ; à en juger par les comptes rendus d’archives, la discussion pouvait passer du coq à l’âne. Marchal livra en vrac une série d’informations, toujours confirmées par des documents peu contestables (lettres, papiers divers). Par exemple, il signala qu’un cadre (en retrait de la direction fédérale) d’une fédération du Sud avait écrit, en janvier 1975, au consulat américain de Marseille. Il offrait ses services aux Américains pour les informer (de l’intérieur) de l’actualité communiste. Le consulat réagit avec retard, sans doute pour vérifier les faits. Il envoya même un courrier, au contenu très neutre, pour accuser réception ; le correspondant américain s’appelait - ou se faisait appeler plutôt - Walter Allee. Au final ça ne se fera pas. Pourquoi ? Dans le fonds d’archives on assure que l’homme, le candidat taupe, aurait entretemps adhéré au PS…

Après l’espionnage des Vietnamiens, Marchal fut aussi, un moment, affecté à la surveillance de personnalités soviétiques (l’un d’eux résidait rue de la Faisanderie). Le groupe de Marchal pouvait aussi favoriser la sortie de dissidents de pays de l‘Est avec la méthode suivante : un agent se rendait en voiture (en grosse voiture) en Bulgarie où il laissait le véhicule et de faux papiers d’identité ; il revenait en France par avion ; l’opposant russe pouvait accéder sans trop de problème en Bulgarie ; il y récupérait l’automobile et sa fausse identité, et passait à l’ouest, par la Grèce.

Cependant, l’essentiel de l’activité d’espionnage de Marchal va très vite consister à espionner le siège de la direction nationale du PCF, le tout nouvel immeuble de la place du Colonel-Fabien. Une partie du bâtiment alors est encore en travaux. Marchal vit cette nouvelle fonction comme une promotion ; il doit aussi s’attendre à une meilleure rétribution (ce qui, semble-t-il, ne se fera pas et l’agacera fortement).

Le travail de son équipe consiste à repérer tous les mouvements des dirigeants, des employés du siège, et si possible à infiltrer des micros dans l’immeuble.

Les Américains ont trois dirigeants communistes dans le collimateur : Georges Marchais, Gaston Plissonnier, Jean Kanapa.

Marchais : Il est alors en pleine gloire, politique, médiatique. Un des objectifs est de poser un micro dans sa voiture. Manifestement cet objectif sera atteint, les « services » réussiront à « sonoriser » (comme ils disent) son véhicule où se trouvait aussi le chauffeur (et parfois le garde du corps). Marchal se souvenait de l’enthousiasme de sa hiérarchie à l’annonce de ce « succès ». (Évidemment, aussitôt avertie, la direction prendra les mesures adéquates…).

Plissonnier : Il a la réputation de tout savoir sur tout, depuis toujours, il fut donc amplement ciblé. C’est sa maison personnelle, un pavillon dans les Hauts-de-Seine, qui doit être particulièrement visé. Les services ne sont pas regardants en matière financière et sont prêts à louer ou acheter tout lieu proche du pavillon. Selon Marchal, ils sont alors équipés pour écouter efficacement jusqu’à 200 mètres de distance. Ils vont même faire venir « en urgence » de Washington des experts en écoute pour apprécier le terrain, les meilleures possibilités d’écoute, etc.

Kanapa : Les archives contiennent cette phrase de Marchal : « Kanapa c’est le principal. » Il faut dire qu’il était à la fois le principal conseiller de Marchais et le chef de la « polex », la section internationale du PCF. Il connaissait parfaitement le mouvement communiste mondial et encourageait une orientation « eurocommuniste ». La presse parfois le présentait comme un possible ministre des Affaires étrangères en cas de victoire de la gauche aux prochaines élections. Alors ils pistent Kanapa et il leur vient une idée étonnante, même si tout est étonnant dans ce dossier. Il est demandé à Marchal et à tous les agents d’être extrêmement précis dans leurs descriptions de Kanapa, taille, visage, look, tics, cheveux, costumes, habitudes. Il avait un type bien marqué, c’était un homme fin, élégant, le visage sévère, les cheveux plaqués, un peu l’air - avec tout le respect qu’on lui doit - d’un officier britannique de l’armée des Indes, genre David Niven… La CIA demande donc sur lui une profusion de détails. Leur idée, c’est de « fabriquer » un sosie de Kanapa ! De se servir de ce doublon pour fouiller notamment son appartement (à Bagnolet) lorsqu’il serait occupé à Fabien ou en voyage. Envisageaient-ils que le faux Kanapa trompe la vigilance des gardes et entre aussi à Fabien ? Un face à face entre Kanapa et son sosie dans un ascenseur de Fabien n’aurait pas manqué de sel…

Gérard Streiff

[Nous verrons la semaine prochaine comment la CIA « filochait » pareillement les nombreux employés du siège.]

Le premier épisode.