Mais en 1947, pour le deuxième Festival, le paysage avait changé. Le « consensus » de la Libération autour du programme du CNR qui réunissait communistes, socialistes, gaullistes et chrétiens-démocrates était bien fini. C’est le début de la guerre froide et des guerres coloniales, l’éviction des ministres communistes et la montée des tensions politiques dans un contexte où la population peine. Il y a encore des cartes d’alimentation, des problèmes de logement, de grande pauvreté. Dès lors, le mouvement ouvrier, CGT et PCF en tête, est bien isolé dans son effort pour pérenniser le Festival. Il y est parvenu. Non seulement pour parachever le Palais grâce aux centaines de travailleur·euses qui s’y activent jour et nuit, souvent bénévolement. Cheminots, métallos, ouvriers du film issus des studios voisins de la Victorine s’improvisent ouvriers du bâtiment et mènent à bien l’achèvement de la construction. C’est la CGT locale qui coordonne tout cela, y compris dans la recherche de matériaux de construction, difficile en cette période de pénuries persistantes.
L’empreinte ouvrière en 1947 est encore plus forte qu’en 1946. Le jury va récompenser Antoine et Antoinette, un grand film « social » de Jacques Becker, compagnon de route de Jean Renoir et syndiqué à la CGT-Spectacle. La CGT devait d’ailleurs nommer Antoinette son hebdomadaire en direction des femmes travailleuses.
1947 est aussi l’année de la mobilisation du cinéma contre les accords Blum-Byrnes de 1946. Accords économiques bilatéraux entre la France et les USA, ils comportaient un important volet sur le cinéma, prévoyant un déferlement incontrôlé des films américains. La mobilisation des professionnels, dont le Festival de Cannes fit largement l’écho, engagea le gouvernement français à prendre toute une série de mesures en faveur du cinéma français, comme par exemple la création, déjà envisagée par le Front populaire, du CNC en lieu et place des institutions corporatistes de Vichy, de la mise en place de quotas face à l’hégémonie des films nord-américains, dont surtout le fonds de soutien, financé par une « taxe spéciale additionnelle » sur la billetterie, supportée par l’ensemble des films, mais destinée au financement exclusif de la production nationale. Ce mécanisme, toujours en vigueur, devait sauver le cinéma français de la concurrence hollywoodienne. C’est grâce à cette première « exception culturelle » que la France a conservé l’une des plus grandes cinématographies du monde.
À la fin de cette première moitié du XXe siècle, le cinéma est le loisir de masse par excellence. Pas de concurrence de la télévision, encore moins des plateformes, goût des sorties familiales de proximité. C’est aussi la naissance de la cinéphilie populaire, des ciné-clubs qui essaiment dans les quartiers, dans les entreprises, dans les MJC… La fréquentation dépasse les 400 millions d’entrées, plus du double de la fréquentation d’aujourd’hui, pourtant une des meilleures du monde.
Si les valeurs d’origine du Festival de Cannes sont marquées par un engagement progressiste et populaire, elles ont été peu à peu remplacées par une image plus élitiste et mondaine : le tapis rouge, le glamour, la communication et le « marché » ont masqué les fondations politiques et sociales du Festival. Toutefois, ces origines ne sont pas oubliées. Un seul exemple pour conclure : Visions sociales, « festival dans le festival » construit par les électriciens et gaziers et porté par les Activités sociales de l’énergie (la CCAS) depuis bientôt trente ans, offrant un contrepoint populaire au Festival de Cannes, en accès libre pour tous. Au fil des années, l’évènement a pris ses marques et gagné une place singulière et remarquée dans le milieu du cinéma, héritage d’une histoire forte, mêlant syndicalisme, luttes sociales et culture.µ
Jean-Jacques Barey
PS : Cet article doit beaucoup au travail exemplaire de l’historien Tangui Perron sur le sujet, qu’on retrouvera notamment ici :
- Tangui Perron : Tapis rouge et lutte des classes, une autre histoire du Festival de Cannes (Éditions de l’Atelier, 2024).
- Un podcast de la CGT (30 minutes)
Article publié dans CommunisteS, numéro 1044 du 4 juin 2025.