Samedi dernier, au détour d’une interview donnée à la BBC, le ministre des Affaires étrangères français, Jean-Noël Barrot, a annoncé et imposé un tournant majeur dans la politique étrangère du pays.
Il a déclaré que Kiev avait l’autorisation d’utiliser les missiles français pour frapper le territoire russe. Il n’a pas écarté la possibilité d’envoi de troupes françaises au sol. Il s’est dit « ouvert à une invitation » de l’Ukraine à rejoindre l’OTAN.
Parlons d’abord de la forme. Quelle déchéance de voir le ministre des Affaires étrangères réserver la primeur de telles annonces à un média étranger. Cela montre une fois de plus à quel point le pouvoir macroniste méprise le pays et les citoyens français. Il ne prend même plus la peine de s’adresser à eux. De quoi davantage renforcer la faiblesse de la France, que l’UE piétine allégrement sur l’accord Mercosur.
Parlons ensuite du fond. Ce n’est plus uniquement un risque d’escalade. Mais une marche à la guerre.
Le gouvernement français fait la démonstration de sa servilité et d’un suivisme irresponsable envers les États-Unis et la Grande-Bretagne. Il fait de notre pays la simple ombre portée, inaudible, d’une politique décidée à Washington pour ses propres intérêts, par une administration présidentielle en fin de règne. Il ne s’agit pas uniquement d’une lâcheté morale, ni seulement d’une faute politique. Mais des conséquences de la nature de classe du macronisme et des alliances que ce dernier est en train de passer dans la recomposition en cours des rapports de forces internationales et européennes. Celle d’une technocratie sans boussole autre que l’alignement du pays face à la mondialisation capitaliste, elle-même en crise. Il n’est donc guère étonnant que ses alliances européennes aillent chercher du côté de ceux qui poursuivent la même politique, en premier lieu le gouvernement britannique, et en second lieu les gouvernements libéraux et atlantistes d’Europe orientale, auxquels Emmanuel Macron rend régulièrement hommage. Même s’il prétend se détacher du trumpisme, cela est parfaitement compatible avec la Stratégie de défense américaine adoptée en 2022, que Trump n’entend pas remettre en cause, qui remet à l’ordre du jour la théorie des deux guerres simultanées (gagner une guerre contre un adversaire en en dissuadant un autre d’entrer en guerre). Dans ce schéma, l’UE et les puissances européennes peuvent devenir une sorte de prestataire de service de fait chargées de garder un front permettant à la nouvelle administration US d’en ouvrir un autre, contre la Chine. Est-ce là « l’autonomie stratégique » dont les bourgeoisies européennes s’emparent à nouveau ?
Cela ne se fait pas sans tensions, ni contradictions, qui vont aller en s’approfondissant. L’élection de Trump n’ouvre pas une page d’isolationnisme des USA, mais celle d’une recomposition de l’impérialisme américain sur la base de rapports de force bilatéraux. Elle accélère également en Europe l’extrême fragilité des gouvernements en place et la grande volatilité politique. Le premier tour des élections présidentielles roumaines qui se sont déroulées dimanche dernier ont vu l’écroulement du paysage politique au profit de l’extrême droite, nostalgique des fascistes roumains Antonescu et Codreanu, et d’une force libérale qui n’est pas sans rappeler le macronisme originel. Les contradictions et les forces centrifuges au sein du continent européen sont par conséquent en train de s’aggraver, renforcées par la crise du centre de l’UE, à savoir la crise allemande et la crise française.
L’enjeu est clair, y compris à gauche en Europe : est-ce qu’on accompagne cette marche à la guerre, ou est-ce qu’on développe une politique de paix et de sécurité collective ?
Cela pose deux questions à la gauche européenne.
1. Celle de développer une conception d’indépendance de classe sur la question de l’ « autonomie stratégique ». L’idée d’un pilier européen de l’OTAN relève de la farce pure et simple. Nulle autonomie n’est possible dans l’Alliance atlantique, bras armé des USA. La construction d’une autonomie stratégique en Europe implique de mettre en négociation un traité de sécurité collective européen, en toute indépendance de l’OTAN, impliquant la sortie et la dissolution de l’OTAN. Une des conditions pour y parvenir est d’agir en toute indépendance pour une paix juste et durable en Ukraine. La France doit prendre le parti de la paix et de la résolution politique du conflit, non celui de l’engrenage de la guerre. Elle doit relayer les propositions de paix qui émanent, tant du gouvernement allemand que de pays comme la Chine et le Brésil. Il n’y aura pas de solution militaire. L’heure est aux négociations de cessez-le-feu ouvrant la voie de la paix, reposant sur le respect de la souveraineté et de l’indépendance de l’Ukraine et sur la sécurité de son approvisionnement énergétique ; la non intégration de l’Ukraine ni dans l’OTAN, ni dans l’UE, en échange de garanties de sécurité internationale sous égide de l’ONU et de l’OSCE, sur les bases des principes d’Helsinki, et de l’évacuation de la présence militaire russe du sol ukrainien.
La paix reposera sur la neutralité de l’Ukraine dans un cadre de sécurité collective européen. Les personnes déplacées, en Ukraine ou en Russie, doivent pouvoir regagner leurs foyers. En échange de la neutralité de l’Ukraine, doit s’imposer le retour des troupes russes sur la base des positions de février 2022. Les populations des quatre régions occupées par la Russie (Donetsk, Lougansk, Kherson, Zaporojie) et de Crimée doivent pouvoir s’exprimer démocratiquement et en toute transparence sur leur avenir, la liberté de leurs choix devant être garantie par la communauté internationale.
Dans un second temps, il faut travailler à résoudre les causes de cette guerre, à savoir la chute du système sécuritaire européen du fait de l’expansion de l’OTAN vers l’Est et du non-respect des Accords de Minsk, que la France et l’Allemagne, en dépit de leurs engagements, n’ont pas fait appliquer (alors que la guerre civile dans le Donbass a fait 14 000 morts entre 2014 et 2022). Il conviendra donc d’avancer vers la réunion d’un sommet pour la sécurité collective en Europe avec l’ONU et l’OSCE, en vue de la conclusion d’un traité de sécurité collective européen et de la reprise des négociations pour un désarmement global et multilatéral, en particulier dans le domaine nucléaire. Sur cette base, et en préparant les conditions politiques, technologiques, stratégiques et militaires, la France devra sortir de l’OTAN et obtenir la dissolution de l’Alliance atlantique, pour établir une véritable autonomie stratégique à l’échelle européenne.
2. Celle de développer un mouvement pour une politique de paix en Europe. Une guerre globalisée en Europe serait d’un coût très élevé pour les peuples. Ils la paieraient d’une brutale aggravation de l’austérité, de l’étranglement des libertés démocratiques, de l’essor des idéologies qui encouragent les nationalismes réactionnaires, la haine, le racisme. La nécessité impose de travailler à la construction d’un vaste mouvement populaire en faveur de la paix et de la coopération entre les peuples, associant le plus grand nombre de forces démocratiques, d’organisations syndicales, de mouvements citoyens et de jeunesse, de partis de gauche et écologistes.
Article publié dans CommunisteS, numéro 1020 du 27 novembre 2024.